lundi 28 septembre 2020

Les tempêtes européennes comparées aux modèles théoriques - Partie 2 - Analyse de cas concrets récents

Cet article est la suite de notre travail consacré à la confrontation entre les théories de la cyclogénèse des tempêtes européennes et une série de cas réels survenus ces dernières années. La première partie retraçant les concepts théoriques est accessible ici: LIEN

La présente partie se consacre à l'analyse des cas concrets, avec les tempêtes Egon, Zeus (2017), Carmen, Eleanor, (2018) et Amélie (2019).

Egon - 12 et 13 janvier 2017

La tempête Egon est une forte tempête ayant concerné la Normandie, les Hauts-de-France, le Grand-Est et le sud de la Wallonie. Son creusement rapide a mené à une vigilance rouge de Meteo France lancée quelques heures à peine avant l'arrivée du centre dépressionnaire dans l'est de la Normandie. Les rafales ont atteint 148 km/h à Dieppe et parfois plus de 130 km/h dans l'intérieur des terres. Un bilan de Meteo France est disponible ici: Bilan de Meteo France
 
Egon est considéré comme un beau représentant du modèle de Shapiro-Keyser (Schumann, 2017 ; Eisenstein et al., 2019). Le contexte à grande échelle, confluent, y est favorable. En effet, la dépression a entamé son creusement explosif lorsqu'elle s'est retrouvée sous l'entrée droite d'une branche de Jet précédant un talweg sur le proche Atlantique et l'Irlande. La divergence associée s'amplifie fortement en matinée (son maximum est marqué par un + sur l'image ci-dessous) au-dessus de l'onde dépressionnaire s'amplifiant, l'anomalie d'altitude venant se placer juste à l'aval de cette dernière. Nous sommes ici dans un cas très particulier de cyclogénèse où le creusement répond à la présence d'une unique entrée droite d'un rapide de Jet situé plutôt en aval du centre dépressionnaire. Une telle disposition est conforme au modèle SK, moins à celui de la cyclogénèse rapide où une sortie gauche est très souvent observée à l'aplomb du centre dépressionnaire. Cela n'a pourtant pas empêché Egon de se creuser massivement et de répondre aux critères de chute de pression d'une cyclogénèse rapide. De 1003 hPa près de la Bretagne à 13h00, elle était à 984 hPa à 19h00 juste au large du Pays de Caux, puis à 980 hPa sur la Rhénanie-du-Nord-Westphalie à 1h00.

Géopotentiel, jet et divergence en haute troposphère le 12 janvier à 13h00. Le centre dépressionnaire est localisé par un losange rouge (source: Wetter3).

Le champ des thetas disponible dans les archives d'Arome permet d'étudier la disposition des fronts. Toutefois, une bonne partie de l'emprise de la dépression est déjà bien entrée dans les terres, avec pour conséquence la dénaturation de la masse d'air, refroidie par le bas. Egon semble de plus avoir eu un double front chaud, ce que les analyses de surface du KNMI et du Met Office montrent également. Le gradient thermique resserré lié au front chaud principal est surtout visible en mer du Nord et sur le Kent, bien que peu étendu. Il est toutefois associé à une saute de vent, démontrant son activité. Sur la France par contre, le détachement du front froid du front chaud est bien visible. Le front froid en lui-même n'existe vraiment que sur le centre-ouest de l'Hexagone. Sa partie plus proche du centre dépressionnaire subit une frontolyse, avec le relâchement des isothermes.
 
Champ des thetas e à 850 hPa à 19h00 le 12 janvier (source: Meteo France via Meteociel).

L'analyse de surface du Met Office montre clairement le front froid détaché du front chaud, structure typique des dépressions SK. A noter aussi le front froid d'altitude, formant la tête de l'intrusion sèche en haute troposphère.
 
Analyse de surface du 12 janvier à 19h00 (source: Met Office).
 
La faiblesse du front froid est par ailleurs bien mise en évidence par les radars de précipitations. Celui-ci est juste marqué par quelques averses sur le centre-ouest de la France. A proximité du centre dépressionnaire, ce front n'est pas identifiable sur base des précipitations, absentes à cet endroit. Au contraire, le front chaud semble bien plus actif sur la Manche et les Hauts-de-France. Au sud de Rouen, un cordon d'averses se trouve sous l'intrusion sèche en altitude, et pourrait être lié à de l'instabilité potentielle.
 
Radar de précipitations à 18h00 le 12 janvier (source: Infoclimat).
 
Quelques heures plus tard, en fin de soirée, le même run (celui de 12z) montre une tentative de séclusion chaude sur l'est des Hauts-de-France. Cette tentative est déjà moins évidente sur le run suivant (18z). Il faut cependant rappeler à nouveau que la dépression était déjà bien entrée sur les terres. De plus, bien qu'ayant connu un rythme de creusement soutenu, Egon est resté loin des grands creusements explosifs. Eisenstein et al. (2019) mettent en évidence l’occurrence de la séclusion chaude bien plus tard, en fin de nuit, alors qu'Egon est déjà sur l'est de l'Allemagne à ce moment.

Enfin, certains éléments (à la fois tirés des modèles que des observations) pourrait indiquer qu'un sting jet (possiblement associé à la cold conveyor belt) ait été la cause des vents les plus puissants à proximité du centre dépressionnaire (Eisenstein et al., 2019). Ce maximum de vent se trouve au bout du front chaud de retour d'Egon, juste au sud-ouest puis au sud du centre dépressionnaire. Cette localisation est celle retrouvée dans plusieurs études s'intéressant à ce phénomène. Par ailleurs, aussi bien l'imagerie satellite que l'imagerie radar montre l'effilochage typique de la tête nuageuse à l'ouest immédiat du centre dépressionnaire, semblant indiquer une descente d'air dans les encoches plus dégagées. Ce phénomène est régulièrement invoqué pour appuyer la survenue d'un sting jet.
 
Zeus - 6 mars 2017

La tempête Zeus est une tempête de petit diamètre mais extrêmement violente qui est entrée sur la France par le Finistère au matin du 6 mars 2017. Le vent moyen y a atteint la force "ouragan" (force 12 sur l'échelle de Beaufort), avec des valeurs de 120 à 130 km/h mesurées à Ouessant et à Groix, tandis que les rafales ont atteint 193 km/h à Camaret, 190 km/h à Ouessant, 179 km/h à l'Ile de Groix et 170 km/h à la Pointe du Raz. L'intensité de cette tempête a surpris, étant plus élevée que ce qui avait été envisagé. De telles valeurs de vent sont probablement liées à un sting jet (Gillet-Chaulet, n.d.). La tempête a ensuite poursuivi sur le sud Bretagne et la Vendée, avec des valeurs devenues moindres mais toujours bien tempétueuses. Voir la page de Meteo France sur cette tempête: Zeus 6 et 7 mars 2017
 
Par sa forme oblongue dans le sens du flux et son front chaud actif, Zeus est assurément plus proche du modèle de Shapiro-Keyser que du modèle norvégien. Le front froid est en effet pour ainsi dire pratiquement absent, et n'existe vraiment que sur le golfe de Gascogne. A proximité de la Bretagne, il est frontolysé, avec un gradient thermique qui se relâche, dynamique typique du modèle de Shapiro et Keyser. Ce front froid n'est de plus pas très net, puisque une autre structure frontale pourrait être dessinée à l'ouest de la Bretagne sur la carte ci-dessous. A noter qu'il s'agit là de structures de surface, l'intrusion sèche ayant poussé le front froid d'altitude bien en avant de sa trace en surface. Ce front d'altitude fut par ailleurs animé d'une certaine convection.

Champ des thetas du modèle Arome (run de minuit) pour le 6 mars 5h00 (source: Meteo France via Meteociel).

Trois heures plus tard, le coeur dépressionnaire transite rapidement sur le nord de la Bretagne et est marqué par un début de séclusion chaude, autre élément des dépressions SK. 

Champ des thetas du modèle Arome (run de minuit) pour le 6 mars 8h00 (source: Meteo France via Meteociel).

Les images radar centrées sur la tempête sont pleines d'enseignements. Les flèches jaunes indiquent l'effilochage de l'extrémité de la tête nuageuse (soit le front chaud de retour) trahissant la présence de mouvements descendants composant le sting jet. La flèche bleue indique des bandes de précipitations vraisemblablement liées à une advection douce en basse puis moyenne couche (par rapport au centre dépressionnaire, elles se déplacent vers le nord). Enfin, les flèches rouges montrent des noyaux précipitants qui ne sont pas sans rappeler les structures de mésoéchelle mises en évidence par Browning et Field (2004) pour la Grande Tempête de 1987 et par Pinto et Belo-Pereira (2020) pour la tempête Xola, toutes les deux marquées par la présence d'un sting jet. Particulièrement, un arc de noyaux de précipitations convectives apparaît comme la première de ces structures, et la plus orientale. Si l'on fait un parallèle avec l'étude de Browning et Field, il pourrait s'agir d'un arc de cumulonimbus assez bas se formant au front du flux lié au sting jet, là où une certaine instabilité potentielle existe du fait d'un résidu de theta élevé (air doux et humide) se trouvant brutalement surplombé par de l'air très sec. A noter qu'il n'y a pas spécialement besoin du sting jet pour former cet arc, celui-ci pouvant survenir par le simple fait de l'importante anomalie de tropopause (maximum de l'intrusion sèche) arrivant sur cette zone, aidé par une convergence de surface. Il est par ailleurs difficile de localiser le front froid, qui plus est en phase de frontolyse, celui-ci pouvant se trouver soit au niveau de cet arc de convection, soit juste à l'arrière des bandes précipitantes marquées par la flèche bleue.
 
Les autres structures (flèches rouges de gauche et centrale) sont plus disparates, mais pourraient être de même nature que les arcs et chevrons stratiformes mis en évidence par Browning et Field au devant de la pointe nuageuse de la Grande Tempête de 1987, à savoir des lignes de convergence ou des ondes de gravité dans la couche limite issue du choc perpétré par les flux descendant en oblique typiques du sting jet (ou éventuellement sa combinaison avec la cold conveyor belt). Outre cette nature que l'on ne peut supposer, la présence de ces noyaux précipitants, aussi faibles soient-ils et pour peu qu'ils aient une certaine composante convective, peuvent plaquer près du sol les vitesses très rapides liées au sting jet qui circule en basse couche, parfois à quelques centaines de mètres de la surface à peine.

Image radar de 7h20 montrant le centre dépressionnaire de Zeus, annoté (source: Infoclimat).

Si d'un point de vue structure, Zeus ressemble bien à une dépression du type Shapiro-Keyser, la dynamique en haute altitude n'est pas celle qui doit normalement prévaloir à la formation de ce type de dépression. On retrouve ainsi la limite évoquée dans l'article théorique à propos du modèle de cyclogénèse rapide, à savoir que Zeus s'est creusée en sortie gauche d'un rapide de jet, soit dans un contexte diffluent (pour rappel, les dépressions SK sont supposées se creuser dans un contexte confluent). Toutefois, à 1h00 le 6, la dépression n'est pas encore dans les meilleures dispositions en haute troposphère pour se creuser: elle est dans une zone du Jet qui ne favorise pas réellement les ascendances. Elle est approchée par l'axe d'un creux d'altitude à son ouest (à peine visible sur la carte ci-dessous), mais ce dernier a alors une ampleur très limitée. Les archives de Wetter3 semblent cependant indiquer que le talweg est davantage prononcé en moyenne troposphère (bien visible à 500 hPa notamment). L'advection de tourbillon est d'ailleurs bien plus marquée à 500 hPa qu'à 300 hPa.

Géopotentiel, jet et divergence en haute troposphère le 6 mars à 1h00. Le centre dépressionnaire est localisé par un losange bleu (source: Wetter3).
 
Géopotentiel et advections de tourbillon à 500 hPa le 6 mas à 1h00 (source: Wetter3). 
 
L'évolution dans les heures suivantes est toutefois très rapide. Le creux à 500 hPa s'amplifie mais en restant de petite taille, tandis qu'à 300 hPa, cette évolution est bien moins prononcée. Zeus se retrouve sous la sortie gauche du Jet qui ondule plus au sud. Cela suffit à creuser la dépression de petit diamètre, qui perd 10 hPa en six heures de temps.
 

Analyses de surface de 1h00 et de 7h00 le 6 mars (source: Met Office).

Il est aussi intéressant de noter le possible rôle d'un précurseur de surface supplémentaire, à savoir un creux de basse couche sous celui identifié à 500 hPa. La circulation cyclonique induite par celui-ci vient fusionner avec l'onde dépressionnaire qu'est Zeus en soirée du 5 mars. Via les advections de températures, il est possible d'identifier une paire de doublets d'advections chaude - froide, en mauve celui de l'onde dépressionnaire et en jaune celui du talweg de surface à son nord.

Advections thermiques à 850 hPa le 5 mars à 19h00 (source: Wetter3).

Plus tard, en progressant sur la France, le front froid de surface de Zeus deviendra orageux, avec l'apparition de la convection. Ce moment survient lorsque l'enfoncement d'air stratosphérique et l'intrusion sèche liée relâchent leur emprise, sans pour autant supprimer l'instabilité potentielle existant du fait de la présence d'une masse d'air doux et humide en basse couche devant le front et de l'air sec en altitude.

Par sa taille et sa structure, Zeus présente un certain nombre de similitudes avec la tempête Xola étudiée par Pinto et Belo-Pereira (2020) dont on trouvera les références bibliographiques en fin d'article.
 
Carmen - 1er janvier 2018

Carmen est, dans sa physionomie, une tempête très particulière. Au-delà de la date de sa survenue, elle a été caractérisée par une forte intervention de la convection dans la génération des vents les plus forts, avec des valeurs parfois bien différentes sur de courtes distances. En ce sens, Carmen n'est donc pas une tempête synoptique, mais plutôt un épisode hybride, mêlant à la fois les rôles synoptique et convectif.
 
Modélisation des rafales associées à Carmen par le run d'Arome 6z. L'aspect "griffé" du champ des valeurs est typique des tempêtes hybrides, chaque sillage violacé-rose étant associé à des rafales convectives (source: Meteo France via Meteociel).
 
De nombreux orages ont en effet été observés dans les parages du front froid de la dépression. Le risque de phénomènes sévères associés à ces orages était à ce point élevé qu'Estofex avait placé une partie du sud-ouest de la France en niveau 3 maximal.

Prévisions convectives d'Estofex pour la journée du 1er janvier 2018.
 
La dépression s'est formée le long de l'occlusion d'une vieille dépression atlantique, à proximité du triple point. Cette évolution est à comparer avec celle de Kyrill en 2007 qui, bien que de taille différente, a vu se former un deuxième noyau à l'est du premier. Dans le cas de Kyrill, les processus diabatiques semblent avoir joué un rôle primordial dans l'établissement de ce second noyau parti frapper les Iles britanniques et l'Europe, via le dégagement de chaleur latente et le couplage de cette nouvelle anomalie avec une sortie gauche de Jet (Ludwig et al., 2015). Il n'est pas impensable d'imaginer que des processus similaires aient menés à la formation de Carmen.

Creusement de Carmen le long du front occlus d'une dépression atlantique disparue, à proximité du point triple, respectivement à 1h00 et à 7h00 le 1er janvier (source: Met Office).
 
Le centre de la dépression a transité en Manche durant la matinée, avant de gagner la Normandie, les Hauts-de-France et la Belgique plus tard. La cyclogénèse de Carmen a par ailleurs été relativement peu prononcée, la dépression ne se creusant que jusqu'à 993 hPa, donnant par ailleurs des vitesses de vent hors orage assez communes pour la Bretagne (jusqu'à 130 km/h sur les côtes, 100 km/h dans l'intérieur). Sous les orages par contre, les puissantes rafales convectives ou descendantes ont pu atteindre voire très localement dépasser les 150 km/h au vu des dégâts parfois conséquents.

Le creusement non-explosif de Carmen peut s'expliquer par une dynamique d'altitude modérée au droit de la dépression (et dans une moindre mesure par une advection chaude peu vigoureuse). Sur les images satellites vapeur d'eau, les signes d'une cyclogénèse rapide n'apparaissent que transitoirement, en seconde partie de nuit, avec une intrusion sèche marquée au droit de la dépression (zone noire pointée par la flèche jaune). L'anomalie de tropopause semble interagir avec le tourbillon de surface à partir de 1h00. A 4h00, immédiatement sous le bord d'attaque de cette intrusion, on observe un petit ruban de convection (flèche bleue), probablement lié à la consommation d'un peu d'instabilité potentielle (ou convective). Plus au sud, d'autres nuages convectifs sont visibles au droit du front froid (flèche violette), les modèles indiquant également la présence d'instabilité à cet endroit (MUCAPE de quelques centaines de J/kg).
 
Image satellite vapeur d'eau du 1er janvier 2018 4h00 centrée sur Carmen (source: Wokingham Weather).
 
Trois heures plus tard (7h00), la tête nuageuse a déjà entamé son enroulement autour du centre dépressionnaire. A l'aube du 1er janvier, ce centre dépressionnaire se trouve en effet trop proche de l'axe du talweg d'altitude qui le pilote (phasage imparfait entre anomalie de surface et anomalie d'altitude). 
 
Un rapide de jet cyclonique existe plus au sud, avec une sortie gauche alors entre Golfe de Gascogne et Bretagne, marquée par une forte divergence. La dépression Carmen est en retrait des plus fortes valeurs de divergence, en bordure de la sortie gauche, ne subissant ainsi qu'un creusement modéré. Nonobstant, le flux à grande échelle est clairement diffluent.

Géopotentiel, jet et divergence en haute troposphère le 1er janvier à 7h00. Le centre dépressionnaire est localisé par un losange rouge (source: Wetter3).

Au fil des heures, le talweg d'altitude s'amplifie en s'enfonçant vers l'Espagne tout en progressant vers l'est. En réaction, le rapide de Jet pivote et prend une orientation davantage nord-ouest - sud-est. Cette évolution éloigne encore davantage le centre dépressionnaire de Carmen des zones d'altitude favorables à son creusement, par contre il fait subir au front froid une intensification importante, ce dernier étant jusque là resté modérément actif. Le front se retrouve en effet surplombé par la sortie gauche du rapide de Jet, avec un flux fortement divergent et forçant d'importantes ascendances sur le Golfe de Gascogne puis la Nouvelle Aquitaine. Le gradient thermique devient très marqué à son droit. Plus au nord, la vague advection chaude se réduit au fil des heures, signal d'un système qui s'occlut, interrompant l'alimentation de la dépression en air chaud.

Champ des thetas e à 850 hPa à 13h00 le 1er janvier (source: Meteo France via Meteociel).

Le double effet de l'invasion froide en altitude sur la gauche du Jet sur l'advection chaude et humide de basse couche qui s'amenuise génère beaucoup d'instabilité pour la saison. Le modèle Arome fait grimper la MUCAPE jusqu'à 800 J/kg localement, ce qui peut être considéré comme élevé dans un contexte hivernal. Il faut ajouter le rôle important de la dynamique d'altitude, comme bien souvent en arrière saison, sur le développement de la convection. On l'a vu, cette partie du golfe de Gascogne se trouve soumise à de fortes ascendances synoptiques en lien avec le vigoureux noyau de divergence en haute troposphère, en sortie gauche du Jet. Sous cet angle, le niveau 3 émis par Estofex est aisément compréhensible. Par la suite, les orages formés ne faiblissent pas en entrant dans les terres, profitant de la très forte dynamique et des rémanents de l'advection chaude qui s’amenuise. Localement, de violentes rafales convectives ou descendantes sont responsables de gros dégâts.

Carmen vers 11h00. On note la bipartition de la perturbation associée, plutôt stratiforme au nord, marquée par une convection parfois forte au sud et s'organisant sur le golfe de Gascogne. Un LEWP associé au front froid est alors entré en Vendée (source: Wokingham Weather).

Le modèle le plus proche de la cyclogénèse de Carmen, tout du moins lorsqu'elle s'approche et concerne la France, est donc le norvégien. Par ailleurs, il est intéressant de constater que les analyses de surface montrent Carmen dépourvue de front chaud sur les analyses du DWD alors qu'elle se recreuse dans la nuit et en matinée du 1er janvier.

 
Analyse de surface du DWD à 7h00 le 1er janvier 2018.

Eleanor - 3 janvier 2018

Comme Carmen, Eleanor a connu une phase de creusement en sortie gauche d'un rapide de Jet-stream, avant que ce dernier ne s'enfonce plus au sud, venant dynamiser très fortement le front froid qui prendra un aspect convectif très venteux. Les rafales atteignent 147 km/h à Cambrai, 137 km/h à Dieppe et 128 km/h à Florennes, enregistrées à chaque fois au passage du front froid. Or, un front froid intense la rapprocherait du modèle norvégien. Cependant, lorsque le centre dépressionnaire est arrivé près de l'Irlande, Eleanor présentait un début de séclusion chaude, un front chaud très actif et un front froid au contraire peu marqué à ce moment. Par ailleurs, l'analyse de surface du Met Office évoque des structures frontales qui font clairement penser à une dépression de type Shapiro-Keyser, avec une détachement du front froid et un front chaud actif et qui commence à s'enrouler autour du centre dépressionnaire.

Analyse de surface du Met Office du 2 janvier 2018 à 19h00.

De même, un sting jet est soupçonné pour expliquer certaines violentes rafales observées à l'intérieur des terres en Irlande. Cet aspect est également de l'ordre du modèle de Shapiro-Keyser. 

Voir l'article de Meteo France sur cette tempête ou celui de Belgorage s'intéressant aux aspects convectifs pour plus de précisions.

Par rapport aux autres tempêtes étudiées, le centre dépressionnaire d'Eleanor passe beaucoup plus au nord et, par ailleurs, les vents les plus forts ne sont pas observés à proximité de ce creusement (sauf temporairement en Irlande), mais bien plus au sud, sur le nord de la France, la Belgique et le sud des Pays-Bas. Ces vents les plus forts sont systématiquement associés à des lignes de grain, faisant d'Eleanor une tempête hybride, avec une forte composante convective.

Analyse de surface du 3 janvier à 1h00 (source: KNMI).

Un premier élément intéressant de l'analyse ci-dessus est la présence d'un front froid dédoublé. L'intrusion sèche pousse la partie supérieure du front (en moyenne et haute troposphère) en avant du front de basse couche. Cette situation génère de l'instabilité potentielle par superposition de l'air doux et humide des basses couches par l'air froid et sec au-dessus. Sur l'image vapeur d'eau ci-dessous, on observe une marche abrupte entre un air très chargé en humidité sur l'Allemagne et un air moins humide plus à l'ouest. Cette marche n'est rien d'autre que le front d'altitude qui précède l'intrusion d'air sec en haute troposphère. Sur la Belgique et les Pays-Bas, les zones plus blanches sont liées à la convection qui opère au niveau du front froid, à ce moment sur l'ouest de ces deux pays.

Image satellite "vapeur d'eau" de 3h30 le 3 janvier (source: Kachelmann Wetter).

L'atmosphère est en effet très dynamique, avec l'intrusion sèche dont on a parlé. L'anomalie basse de tropopause associée est encore plus prononcée sur le sud de l'Angleterre et de la mer du Nord, en bordure gauche d'un puissant Jet-stream. Le Benelux et le nord de la France se retrouvent ainsi dans un contexte fortement divergent, en sortie de ce rapide de Jet courbé cycloniquement, ce qui exerce de fortes ascendances sur la masse d'air en-dessous, elle-même forcée à l'ascension au niveau du front froid de surface. Les modèles entrevoient une faible instabilité à ce moment (quelques centaines de J/kg de MUCAPE), mais comme souvent en hiver, cela suffit, associée à une forte dynamique, pour organiser une convection profonde, régulièrement disposée en lignes de grains. Les cumulonimbus se formant voient cependant leur sommet rapidement évaporés par l'intrusion d'air sec au-dessus, entraînant la formation de puissants courants descendants, générant à leur tour rafales convectives et descendantes. Ce "couplage" entre front et divergence d'altitude, existe depuis le milieu de nuit et, associé à l'instabilité et l'air sec en altitude, explique la forte ligne convective qui balaye violemment la Belgique et le nord de la France en seconde partie de nuit.

Quant à la dépression en tant que telle, elle ne se creuse plus depuis minuit. L'image ci-dessous, à 7h00, montre que le centre dépressionnaire (losange) est à ce moment bien à l'écart des zones de divergences (marquées par des +) qui ont été véhiculées en aval par le talweg d'altitude s'amplifiant sur la mer du Nord, et plus au sud, au niveau du front froid de surface (+ sur la Rhénanie-Palatinat).

Géopotentiel, jet et divergence en haute troposphère le 3 janvier à 7h00. Le centre dépressionnaire est localisé par un losange rouge (source: Wetter3).

Dans la traîne, d'autres lignes de grains donnent localement de très fortes rafales dans la matinée du 3 janvier. En-dehors de celles-ci et exception faite des côtes, les vitesses de vent restent moins élevées.

Amélie - 3 novembre 2019

Des différents cas étudiés ici, Amélie est peut être la plus belle dépression norvégienne. Cette tempête s'est manifestée par deux zones de vents forts: une première associée au front froid, convectif et virulent, et une seconde liée à la cold conveyor belt au sud et au sud-ouest du centre dépressionnaire. Cette tempête, particulièrement forte pour une début novembre, a donné des rafales atteignant 163 km/h au Cap Ferret, 146 km/h à Belle-Ile et 121 km/h à Bordeaux Merignac.
 
Le modèle Arome montre très bien le front froid serré et actif typique des évolutions dépressionnaires norvégiennes. Autre élément caractéristique du modèle, un front chaud pratiquement inexistant, plutôt remplacé par un gradient diffus de température. On confrontera la carte ci-dessous au schéma du modèle norvégien repris dans le premier article pour constater la ressemblance de structure.

Champ des thetas selon Arome 0z pour 2h00 le 3 novembre (source: Meteo France via Meteociel).

Arome avait de plus bien repéré les deux zones de vent fort (front et cold conveyor belt). Selon le modèle, la structure de la tempête n'était pas marquée par un seul centre dépressionnaire, des petits creusements de méso-échelle circulant sur le bord sud dudit centre et renforçant le vent par gradient barométrique pincé.

Rafales maximales estimées par Arome à 2h00 le 3 novembre (source: Meteo France via Meteociel).

Amélie s'est creusée dans un contexte fortement diffluent, en sortie gauche d'un rapide de Jet. La divergence est de plus bien prononcée et étirée vers le sud, permettant à la convection au droit du front froid de bien se développer.

Géopotentiel, jet et divergence en haute troposphère le 3 novembre à 1h00. Le centre dépressionnaire est localisé par un losange rouge (source: Wetter3).

L'intrusion sèche en haute troposphère était, dans le cas d'Amélie, particulièrement prononcée, le bord d'attaque prenant d'ailleurs les devants sur la tempête, comme le montre la carte satellite ci-dessous. A cette heure toutefois, l'ampleur de cette intrusion baissait déjà au niveau de la tempête, étant décalée plus au sud par le vigoureux talweg d'altitude s'enfonçant alors vers l'Espagne. Au niveau du front froid, cet amoindrissement de l'enfoncement d'air stratosphérique permet à la convection de prendre davantage de hauteur, formant une ligne pluvio-orageuse bien nette et très venteuse.

Image vapeur d'eau du 3 novembre 2019 à 3h00. Les plages jaunes indiquent l'air très sec lié à l'enfoncement d'air stratosphérique. La convection au droit du front froid est bien visible de La Rochelle au nord de Bilbao (source: Kachelmann Wetter).

Bibliographie

Browning, K. A., Field, M. (2004). Evidence from Meteosat imagery of the interaction of sting jets with the boundary layer. Meteorol. Appl., 11, 277-289.
 
Eisenstein, L., Pantillon, F., Knippertz, P. (2019). Dynamics of sting-jet storm Egon over continental Europe: Impact of surface properties and model resolution. Quarterly Journal of the Royal Meteorological Society, 146, 186-210. 

Gillet-Chaulet, B. (n.d.). Sting Jets and other processes leading to high wind gusts: wind-storms "Zeus" and "Joachim" compared. The European Forecaster, /, 10-15.
 
Ludwig, P., Pinto, G., Hoepp, S., Fink, A., Gray, S. (2015). Secondary cyclogenesis along an occluded front leading to damaging wind gusts: windstorm Kyrill, January 2017. Monthly weather review - American Meteorological Society, 143, 1417-1437.

Pinto, P., Belo-Pereira, M. (2020). Damaging Convective and Non-Convective Winds in Southwestern Iberia during Windstorm Xola. Atmosphere, 11, 692.

Schumann, T. (2017). The windstorm Egon - an exemple of rapid cyclogenesis
 
 

Les tempêtes européennes comparées aux modèles théoriques - Partie 1 - Concepts

En météorologie, la complexité de la mécanique atmosphérique fait souvent appel à des modèles conceptuels, de manière à permettre aux météorologues de parler dans un même jargon, mais aussi de trouver des similitudes entre chaque événement de manière à pouvoir en tirer quelques éléments communs pouvant servir à la prévision du temps. Les tempêtes n'échappent pas à cette règle. Le présent article passe en revue les grands modèles conceptuels liés aux tempêtes et les confronte avec une série de cas concrets et récents. En effet, les événements s'étant produits ces dernières années présentent le grand intérêt de pouvoir être étudiés à travers les runs d'Arome et d'Arpège, dont les archives sont disponibles sur Meteociel. Lorsque cela est nécessaire, nous ferons appel à d'autres sources de données (images satellites, radars de précipitations...).

Avant de lire cet article, parcourir notre premier document "généraliste" sur les tempêtes européennes peut constituer une bonne introduction à la matière qui va être vue ici: Tempêtes européennes: de quoi parle-t-on?

Par ailleurs, au vu de la longueur des analyses, ce travail est décomposé en deux parties. La présente fait la synthèse des théories concernant la cyclogénèse. La seconde partie (dans un article différent) présente une série de cas concrets survenus durant ces dernières années.

Des norvégiennes aux Shapiro-Keyser: deux modèles de structure

Il est généralement admis que nos dépressions des latitudes moyennes peuvent se développer selon deux modèles conceptuels: le modèle dit "norvégien" et le modèle de "Shapiro-Keyser".

Dans le premier, la dépression qui se creuse voit se former une occlusion classique, avec un secteur chaud qui se réduit au fur et à mesure. Le front chaud y est généralement peu actif voire pratiquement inexistant, tandis qu'au contraire, le front froid est marqué par les plus forts contrastes de températures ainsi que la plus forte activité pluvieuse et éolienne. Ce front peut présenter une bande étroite de précipitations intenses (NCFR) ou être convectif voire orageux lorsque les conditions le permettent (ligne de grains). Le front froid est généralement marqué par un talweg, les isobares étant déformés en V à son niveau, notamment dans le cas d'une très grande activité du front. Dans des cas particuliers de tempête hybride, le front froid convectif peut accaparer une grande partie de l'épisode tempétueux, le vent "synoptique" en-dehors des lignes de grain associées étant peu important. Il peut en aller de même dans la traîne, notamment si l'invasion d'air froid en altitude est très prononcée.   

L'évolution d'une dépression selon le modèle norvégien. Les courbes noires du bas représentent les isothermes, leur concentration indiquant un important contraste de températures (source: Meteo France).

Dans le second modèle, c'est au contraire le front chaud qui présente la plus grosse activité (essentiellement pluvieuse dans ce cas). Le front froid est peu actif, notamment près du centre dépressionnaire où le gradient de températures se relâche de manière significative. Le front froid semble ainsi se "détacher" du front chaud, en restant plus ou moins perpendiculaire à ce dernier. Sous cet angle, ce n'est pas une occlusion qui s'enroule autour du centre dépressionnaire, mais bien le front chaud. Les dépressions du type Shapiro-Keyser isolent ainsi une bulle d'air chaud en surface près de leur centre, nommée séclusion chaude. Il est d'ailleurs intéressant de signaler qu'une grande majorité de dépressions SK sont violentes et entrent dans la catégorie des cyclogénèses rapides, dont le modèle sera abordé plus loin.

Dans le cas du modèle de Shapiro-Keyser, sauf cas exceptionnel, la convection ainsi que les rafales associées est limitée au niveau du front froid. Elle peut par contre se manifester dans la traîne à l'ouest de la dépression.

Evolution d'une dépression selon le modèle de Shapiro-Keyser.
 
Les plus célèbres représentants des tempêtes N sont Lothar (1999), Kyrill (2007) et Emma (2008). Les plus célèbres représentants des tempêtes SK sont Klaus (2009) et Xynthia (2010) (Welzenbach, 2010).
 
Il existe plusieurs théories expliquant pourquoi une dépression se développe selon un modèle ou un autre. La première - comme mentionné sur l'image ci-dessus - est que les dépressions SK tendent à être surtout observées sur le domaine océanique, tandis que les dépressions N seront plutôt observées à terre. Pour autant, cette règle est loin d'être systématiquement vérifiée.
 
Une seconde théorie plus intéressante est l'environnement à large échelle autour de la dépression naissante (certaines études insistent cependant sur les conditions immédiatement en aval de la dépression). Il semble qu'un flux confluent soit davantage favorable aux dépressions SK tandis qu'un flux diffluent est davantage favorable aux dépressions N (Schultz et Wernli, n.d.; Schultz et al., 1998). Ces diffluences et confluences se déplacent au gré des évolutions des creux et crêtes d'altitude, animant les ondulations du Jet stream qui sépare les bas géopotentiels (sub)polaires et hauts géopotentiels (sub)tropicaux. Le Jet-stream étant l'un des moteurs de nos tempêtes, son positionnement et ses caractéristiques peuvent être utilisées pour déterminer l'aspect diffluent ou confluent du flux général. Si le Jet en amont est prédominant, voire le seul rapide de vent en présence, le contexte est considéré comme diffluent et l'évolution sera plutôt norvégienne. Si au contraire le Jet se brise en une branche amont (sortie gauche) et une branche aval (entrée droite), l'évolution sera plutôt de type Shapiro-Keyser. Dans de rares cas, seule la branche aval (et l'entrée droite associée) peuvent agir sur le creusement de la dépression.

Au-delà de l'aspect fort élitiste de ce genre de concepts, savoir à quel type d'évolution on a affaire peut aider le prévisionniste lors de l'approche d'une tempête. En effet, dépressions norvégiennes comme dépressions SK ont chacune leurs spécificités en matière de temps violent, et la disposition des zones de vent les plus intenses ainsi que leur comportement diffère entre modèles. Dans les dépressions norvégiennes, les plus fortes pointes de vent sont souvent le fait du front froid (notamment si son caractère convectif est affirmé) ou du bord extérieur de l'occlusion. La convection, au travers des averses et orages de traîne, peut aider à la propagation des vitesses rapides depuis la basse-moyenne troposphère en direction du sol. Dans les dépressions SK, les plus fortes rafales sont quasi systématiquement retrouvées au sud-ouest et au sud immédiat du centre dépressionnaire.
 
Pour terminer ce point, il est important de garder à l'esprit qu'une tempête particulière n'obéira jamais complètement à la théorie du modèle; des subtilités et des déviances seront toujours trouvées dans un cas concret. D'ailleurs, au cours de leur vie, les tempêtes peuvent être proches des préceptes de l'un des modèles à un moment, des préceptes du second modèle à un autre moment. Pour certaines dépressions, il est même difficile de classer l'évolution dans l'un des deux modèles, tant on peut observer des arguments en faveur des deux. On ajoutera par ailleurs que l'analyse d'une dépression et sa confrontation aux deux modèles doit idéalement se faire lorsque celle-ci est encore dans le domaine maritime. En effet, en hiver, le domaine continental peut "contaminer" les masses d'air qui passent au-dessus en les refroidissant par le bas. La rugosité liée au relief tend aussi à ralentir la progression de ces masses d'air, déformant ainsi la structure de la tempête et modifiant le dessin de ses fronts.

La cyclogénèse au travers des conveyor belts

Une autre manière d'appréhender la structure d'une dépression est de l'étudier au travers des concepts de conveyor belts, soit des flux massifs qui animent le champ dépressionnaire. Il en existe trois: une chaude, une froide et une sèche. Cet angle de vue permet d'ailleurs de faire des liens avec les modèles norvégien et SK.

La warm conveyor belt se localise dans la partie chaude de la dépression (secteur chaud), et donne un flux puissant mais relativement laminaire, avec peu de turbulences (sauf en cas de convection). La cold conveyor belt commence au nord-est de la dépression, au devant de son front chaud, et se dirige vers l'ouest. Une partie fait le tour du centre dépressionnaire et se retrouve ensuite à son sud-ouest ou son sud, derrière le front froid.

Plus en altitude, les cyclogénèses (et indépendamment du type N ou du type SK) font apparaître un troisième flux, la dry conveyor belt, qui est une subsidence d'air stratosphérique très froid et sec évaporant la canopée nuageuse et formant une encoche bien marquée proche du centre dépressionnaire des tempêtes en formation (dry slot ou intrusion sèche). D'un point de vue thermodynamique, il s'agit d'une "anomalie basse de tropopause".

Selon la structure et l'épaisseur de la tête nuageuse de la dépression, on peut définir des cyclogénèses WCB et CCB. Pour la première, une branche de la warm conveyor belt tend rapidement à s'enrouler autour du centre dépressionnaire, surplombant la cold conveyor belt en-dessous. L'intrusion sèche (dry conveyor belt), venant de l'amont du centre dépressionnaire, ne progresse pas plus loin que ce dernier (voir le schéma suivant). Pour la seconde, c'est la cold conveyor belt uniquement qui forme la tête nuageuse dans la courbe de l'occlusion.

Le modèle de cyclogénèse rapide
 
Le site Eumetrain présente la cyclogénèse rapide menant à de nombreuses tempêtes comme un modèle distinct. Pourtant nous allons voir que celui-ci a des accointances, notamment avec le modèle de Shapiro et Keyser dont on a dit que le développement menait régulièrement à des dépressions bien creuses. Certaines études suggèrent en effet une forte similarité entre cyclogénèse explosive et modèle de Shapiro-Keyser (Eumetrain, n.d.).

Le modèle de cyclogénèse rapide fait lui aussi intervenir les conveyor belts. La bande transporteuse chaude tend à être plus ou moins parallèle au flux zonal, soit une orientation grossièrement ouest - est à nos latitudes. Une autre tend à monter du sud au nord, partant des basses couches, passant sous le flux lié à la warm conveyor belt et montant en altitude passé celui-ci. Conceptuellement et paradoxalement, ce flux semble apparenté à la cold conveyor belt observée dans des dépressions plus classiques, mais il subsiste des débats à ce sujet (Eumetrain, n.d.). Enfin, l'intrusion sèche (l'anomalie de tropopause), voyageant sur le flanc nord d'un rapide de Jet stream, vient interagir avec la canopée nuageuse en formant une encoche plus claire. L'apparition de cette encoche séparant la tête nuageuse au nord du corps au sud est un marqueur de l'interaction entre l'anomalie chaude de surface (ou dépression de surface) et l'anomalie froide d'altitude (ou dépression d'altitude). Cette interaction permet l'intensification rapide de la tempête. La tempête Martin de décembre 1999 a eu un développement très proche de ce modèle.
 
Les dispositions des conveyor belts dans différents modèles au stade du développement dépressionnaire (source: Eumetrain).
 
 
Les mêmes dispositions lors du creusement intensif (source: Eumetrain).
 
Les comportements évoqués dans ce modèle et les phénomènes en résultant tendent à rapprocher davantage cette évolution du modèle de Shapiro-Keyser. Toutefois, une grande différence résulte dans le positionnement du Jet-strem. La dépression se trouve en effet quasi systématiquement en sortie gauche d'un rapide de Jet pratiquement rectiligne, alors qu'une telle configuration diffluente semble déboucher sur une cyclogénèse norvégienne. Toutefois, un second rapide tend à se développer au nord-est de la dépression, la plaçant dans une configuration simultanée sortie gauche-entrée droite. Des zones d'ombres subsistent donc à ce niveau (Eumetrain, n.d.).

Le couplage entre anomalies de surface et d'altitude

Cela a déjà été évoqué, une tempête apparaît lorsque s'opère un couplage entre l'anomalie chaude du surface (la dépression de surface) et l'anomalie froide d'altitude (la dépression d'altitude). Ce phasage est optimal quand le tourbillon de surface se trouve un peu en avant du tourbillon d'altitude. Toutefois, on distingue trois modes de couplage (Catto, 2016).

Le premier, dit de type A, voit une forte anomalie chaude de surface être approchée par une anomalie d'altitude de très faible ampleur. L'écart entre ces deux anomalies tend à rester constant pendant le développement de la dépression.

Le second, dit de type B, voit au contraire une anomalie chaude de surface peu développée être soumise à une forte anomalie froide d'altitude. L'écart entre les deux se réduit pendant le creusement et s'arrête lorsque l'anomalie d'altitude passe devant la dépression de surface.

Le second, le type C, est relativement semblable au type B, à savoir une anomalie de surface peu développée et une anomalie d'altitude bien constituée. Toutefois, l'écart entre les deux reste constant, et les processus diabatiques (dégagement de chaleur latente par condensation) jouent un rôle très important dans le creusement de la dépression.

Les phénomènes de mésoéchelle
 
Contrairement aux cyclones tropicaux dont le champ des vents est relativement symétrique, les tempêtes de nos latitudes présentent une grande asymétrie, avec des variations importantes de la direction et de la force du vent. Dans les dépressions norvégiennes comme on l'a vu, le front froid tend souvent à être actif, convectif, voire carrément orageux, déclenchant la plupart des plus fortes rafales de la tempête (rafales convectives, voire rafales descendantes), un autre champ de vents violents étant trouvé au sud-ouest du champ dépressionnaire, sur le bord extérieur de l'occlusion. Dans les dépressions du type Shapiro-Keyser, le front froid peut présenter quelques pointes, mais c'est souvent au sud et au sud-ouest du centre dépressionnaire que l'on trouve les rafales les plus puissantes.
 
Au-delà de la répartition générale de ces zones de vents violents, il existe souvent des structures venteuses de mésoéchelle, qui s'exercent sur quelques dizaines de kilomètres de large tout au plus. Une part de ces structures doivent leur existence à l'intrusion sèche que l'on observe dans les dépressions en cours de creusement explosif. Près du centre dépressionnaire, cette invasion mène à un découplage du front froid (split front) entre le front d'altitude (upper cold front ou cold front aloft) qui prend les devants sur le front froid de basse couche ou de surface (surface cold front).
 
Cette invasion d'air sec et froid par dessus l'advection douce et humide de basse couche peut entraîner la mise du profil atmosphérique en situation d'instabilité potentielle (ou convective), menant au développement d'orages, que ce soit au niveau du front d'altitude, du front de surface ou entre les deux dans quelques cas, voire même dans la traîne proche du centre. Ceci mène régulièrement au développement de la convection juste à l'aval du centre dépressionnaire, avec un chapelet de cumulus ou cumulonimbus formant des structures similaires à des lignes de grains. Les cumulonimbus peuvent alors, par leur flux descendant, amener des vitesses rapide au sol. Ce phénomène est renforcé par l'évaporation d'une partie des sommets nuageux, refroidissant l'air ambiant et entraînant sa chute vers le sol. Les orages se formant sous l'intrusion sèche (ou de l'anomalie basse de tropopause) ou en bordure de celle-ci sont ainsi prompts à déclencher de fortes rafales convectives ou descendantes. 
 
D'autres cumulonimbus peuvent se développer au nord-ouest du centre dépressionnaire, dans la tête nuageuse, et donner lieu à une légère activité électrique dans les parages de l'occlusion (ou du front chaud de retour).
 
Dans les dépressions Shapiro-Keyser, le front froid étant peu actif, il comporte rarement les plus fortes rafales. Celles-ci surviennent au sud-ouest et sud du centre dépressionnaire, cette zone étant aussi le terrain de jeu du sting jet (l'occurence de ce dernier n'est pas systématique), un flux d'air très rapide descendant en oblique de la moyenne troposphère vers des altitudes parfois très basses, proches du sol. Ici aussi, la convection (souvent peu élevée) peut plaquer vers le sol les fortes vitesses de ces flux (Browning et al., 2015).
 
Nous n'entrerons pas en détails sur le phénomène passionnant qu'est le sting jet, mais il convient toutefois de signaler que ce dernier est parfois improprement traduit en "courant jet d'occlusion" en français. De notre point de vue et vu la manière dont il est utilisé, il semble autant désigner le sting jet que la cold conveyor belt de retour, et la distinction entre les deux est parfois impossible à faire sur base d'une simple carte satellite ou d'une carte des rafales en cours. De plus, les dernières études mettent en avant le rôle de la frontolyse du front de retour, expliquant aussi pourquoi les sting jets ne semblent se produire que dans des dépressions SK (Schultz et Sienkiewicz, 2013).

Browning et Field (2004) ont identifié d'autres structures nuageuses de mésoéchelle liées à de très violentes rafales lors de leur réanalyse de la Grande Tempête de 1987, dont la cyclogénèse explosive la rapproche très fortement du modèle de Shapiro-Keyser. Ces structures se manifestent toutes sous l'intrusion sèche et semblent avoir été associées à la descente du sting jet en amont. La première, la plus en avant, prend place juste à l'avant du front froid de surface et voit se développer des cumulonimbus aux sommets assez bas suite à la consommation d'instabilité potentielle (en ce sens, la nature de cette ligne n'est pas foncièrement différente des phénomènes de convection sous intrusion sèche/anomalie de tropopause exposés quelques paragraphes plus haut). A l'arrière, des structures nuageuses stratiformes en forme d'arcs ou de chevrons peu proéminents et stratiformes semblent aussi associées à de violentes sautes de vent. Browning et Field (2004) les identifient comme étant le résultat de convergence au sommet de la couche limite dans les basses couches, engendrées par les branches descendantes du sting jet. Ces convergences sont semblables à des ondes de gravité ou, de manière un peu imagée, des ondes de choc. Pinto et Belo-Pereira (2020) ont identifé des structures similaires associées à l'arrivée de vents violents dans leur étude de la tempête Xola ayant violemment frappé le Portugal le 23 décembre 2009. Cette tempête était accompagnée d'un sting jet.
 

La suite de cet article: partie 2 - analyse de quelques cas récents

 

Bibliographie

Browning, K. A. et Field, M. (2004). Evidence from Meteosat imagery of the interaction of sting jets with the boundary layer. Meteorol. Appl., 11, 277-289. 

Browning, K. A., Smart, D. J., Clark, M. R., Illingworth, A. J. (2015). The role of evaporating showers in the transfert of sting-jet momentum to the surface. Quarterly Journal of the Royal Meteorological Society, 141, 2956-2971.

Catto, J.L. (2016). Extratropical cyclone classification and its use in climate studies. Reviews of Geophysics, 54, 486-520.

Eumetrain (n.d.). Rapid Cyclogenesis. http://www.eumetrain.org/satmanu/CMs/RaCy/navmenu.php?page=2.0.0

Eumetrain (n.d.2). The Shapiro-Keyser Cyclone Model. http://eumetrain.org/satmanu/shapiro_keyser_cm/index.html

Pinto, P. et Belo-Pereira, M. (2020). Damaging convective and non-convective winds in southwestern Iberia during windstorm Xola. Atmosphere, 11, 692.

Schultz, D., Keyser, D., Bosart, L. (1998). The Effect of Large-Scale Flow on Low-Level Frontal Structure and Evolution in Midlatitude Cyclones. Monthly Weather Review - American Meteorological Society.

Schultz, D. et Sienkiewicz, J. (2013). Using Frontogenesis to Identify Sting Jets in Extratropical Cyclones. 

Schultz et Wernli (n.d.). Determining Midlatitude Cyclone Structure and Evolution From the Upper-Level Flow.

Welzenbach, F. (2010). Phenomenological examination of Lothar Successor - the forgotten storm after Christmas 1999.

samedi 19 septembre 2020

L'Europe à portée de tir des cyclones tropicaux? (mise à jour)

De août à octobre, la saison des cyclones bat son plein dans l'Atlantique, de manière assez classique en cette période, et comme on trouve le sujet passionnant, on aime bien écrire (et réécrire) dessus, surtout quand la chose tente une approche de notre continent européen. Il n'est en effet pas rare que nous récupérions les restes de ces systèmes tropicaux, qui peuvent alors nous donner des coups de vent, des orages, des pluies diluviennes... voire du beau temps quand ils passent à l'ouest de l'Europe.

mardi 18 août 2020

Canicule d'août 2020: pour prolonger la série

Avec un juillet normal (voire légèrement plus frais que la moyenne saisonnière), l'été 2020 partait bien pour enfin mettre un terme à la série d'étés chauds entamée en 2015. C'est râpé puisque ce dernier a accouché au mois d'août d'une vague de chaleur, à l'instar des années précédentes qui en ont toutes connues une ou plusieurs (série entamée en 2015).

Le 31 juillet, jouant la sentinelle, avait toutefois annoncé la couleur, en voyant les températures parfois dépasser les 35°C: 37,1°C à Chièvres, 36,5°C à Uccle, 36,2°C à Ernage, 36,1°C à Bierset, 35,3°C à Buzenol... Même après une incroyable série ininterrompue de régime de dorsale atlantique prompte à amener de l'air maritime, la chaleur finit toujours par revenir dès que le régime change ne fusse qu'un peu dans le "bon" sens.

Car ce sont à nouveau des recettes connues qui nous ont amené cette vague de chaleur: crête anticyclonique massive en altitude sur l'Europe centrale et dépressions à l'ouest du Vieux Continent ont fait virer le flux au sud et au sud-ouest, déversant la chaleur qui stationnait sur l'Espagne en direction de nos régions. Le régime de dorsale atlantique a été remplacé par celui du creux dépressionnaire atlantique. Ainsi, au-dessus de la Belgique, les températures ont atteint jusqu'à 20°C à 850 hPa (vers 1550 mètres), autorisant la survenue de fortes chaleurs.

Voici les températures relevées lors de cette vague de chaleur entamée le 5 août à Uccle (Bruxelles), Ernage (prov. Namur) et Saint-Hubert (prov. Luxembourg):




Cette vague de chaleur a été principalement marquante par son intensité inhabituelle (deuxième derrière juillet 2019). En termes de températures, elle est restée en-deçà des canicules connues en 2018 (jusqu'à 38,8°C) et surtout en 2019 (jusqu'à 41,8°C). Toutefois, son poids et sa durée (voir définitions ici) en font immanquablement une grande vague de chaleur, au final très proche de celle, historique à l'époque, d'août 2003.

Les vagues de chaleur depuis 1901 selon leur durée, poids et intensité (source: Meteo Belgique).
 
A noter aussi que cet épisode (notamment dans sa seconde moitié) a été accompagnée quotidiennement par des orages, certains particulièrement électriques, venteux et diluviens, notamment les 12 et 13 août. Cette recrudescence d'orages depuis le début du mois tranche d'ailleurs fortement avec juillet qui avait connu un déficit record du nombre de jours d'orage en Belgique sur les quatre dernières décennies. L'humidité croissante au fil de la vague en aura par ailleurs fait une période difficilement supportable.

A noter que pour être rigoureusement exact, la vague de chaleur n'a pris fin que quelques jours plus tard, le 16 août étant le dernier jour. En effet, Uccle a enregistré ce jour une maximale de 29,4°C, le lendemain connaissant une maximale sous 25. L'IRM définit de fait une vague de chaleur comme suit:

"En climatologie, on parle de vague de chaleur lorsqu’une température de plus de 25°C persiste pendant au moins 5 jours de suite, dont au moins 3 jours avec 30°C ou plus."

vendredi 12 juin 2020

12/06/2020: Il n'est jamais trop tard...

Mi-juin... J'ai du attendre jusque-là pour enfin aller à la rencontre d'un orage estival digne de ce nom. La série de photos ci-dessous est prise dès l'arrivée sur un point de vue relativement dégagé à l'ouest de Saint-Vith.


Le tonnerre grommelle déjà derrière un arcus irrégulier précédant cet orage remontant sur le Grand-Duché de Luxembourg. Progressivement, la structure se rapproche et prend de l'ampleur. Certaines parties sont vraiment massives et bien cisaillées: on devine là l'effet du vent d'est en basse couche et de sud juste au-dessus.


La partie la plus électrique de cet ensemble se trouve juste derrière ce pare-buffle, encore au Grand-Duché. La zone livide, limite verdâtre, clignote très régulièrement, par moments toutes les quelques secondes. De temps à autre, un coup de foudre isolé tombe derrière l'arcus qui s'approche.


Toujours cet arcus qui s'approche, prenant une allure vraiment massive:


Cependant, la partie la plus active semble vouloir passer juste à l'est de ma position. Cette dernière commence enfin à montrer des coups de foudre plus régulièrement. Jusque-là, ils étaient restés bien rares, laissant la place à une activité électrique soutenue mais non-intense:


Certains coups tombent dans l'air sec, bien à l'avant des noyaux de précipitations:


La ligne n'est vraiment plus qu'à quelques kilomètres, et les premières gouttes tombent sur mon point de vue.



L'arcus passe au zénith, bientôt suivi par une pluie soutenue mais pas diluvienne. Quant au vent, il reste très modéré. Sur le coup, ça me rappelle ce constat personnel que j'ai déjà pu me faire à plusieurs reprises: les arcus imposants et/ou esthétiques sont rarement accompagnés d'un puissant front de rafales. Mais cette observation ne tient qu'à moi...


Sur la droite, quelques coups de foudre bien sentis - et certains positifs vu la déflagration qui s'en suit - me font prendre conscience du caractère très exposé du point de vue, et les quelques arbres isolés qui le garnissent paraissent soudain bien menaçants. Il faut croire que l'intuition fut salvatrice: à peine éloigné de ces arbres qu'un puissant coup de foudre tombe sur l'un d'eux ou juste à proximité. Vu le côté quasi-immédiat du craquement qui suit, ce fut juste pour le confort...


Après quelques minutes, l'orage finit par s'éloigner vers le nord. Je reprends alors l'E42 vers Verviers, avec l'idée de repasser devant lui. L'adhérence désastreuse de l'autoroute sous la pluie battante m'y fera au final renoncer.