samedi 19 septembre 2020

L'Europe à portée de tir des cyclones tropicaux? (mise à jour)

De août à octobre, la saison des cyclones bat son plein dans l'Atlantique, de manière assez classique en cette période, et comme on trouve le sujet passionnant, on aime bien écrire (et réécrire) dessus, surtout quand la chose tente une approche de notre continent européen. Il n'est en effet pas rare que nous récupérions les restes de ces systèmes tropicaux, qui peuvent alors nous donner des coups de vent, des orages, des pluies diluviennes... voire du beau temps quand ils passent à l'ouest de l'Europe.

Le plus spectaculaire d'entre eux reste le cyclone Ophelia à la mi-octobre 2017. Venu des Açores, il était demeuré un ouragan pleinement tropical jusqu'à environ 600 km à l'ouest-sud-ouest de la Bretagne, ce qui constituait apparemment une première. En perdant ses caractéristiques tropicales, il s'était transformé en une puissante tempête analogue à celles que l'océan Atlantique voit se produire par dizaines en hiver. Des rafales proches de 200 km/h avaient ainsi été observées sur les côtes sud de l'Irlande.

Ophelia, en catégorie 2, si proche du Portugal. L'image avait fait sensation dans le monde de la météo au matin du dimanche 15 octobre (source: Sat24).

Ophelia envoyait ainsi un message fort au monde de la météo européenne: les côtes du Vieux Continent seraient-elles désormais à portée de tir d'un "vrai" cyclone tropical? En effet, il ne faut pas oublier que si le système n'avait pas autant infléchi sa trajectoire vers le nord, le Portugal ou l'Espagne aurait sans doute eu l'honneur d'accueillir le premier ouragan tropical européen de l'histoire de la météo moderne.

Si les eaux anormalement chaudes près des Açores sont bien pour bonne partie une conséquence du réchauffement climatique, Ophelia a aussi profité de conditions atmosphériques très particulières. Pour autant, dans le contexte d'une terre qui se réchauffe, il n'est pas anodin d'émettre l'hypothèse que les conditions nécessaires à la formation des cyclones tropicaux se font de plus en plus présentes dans le nord-est de l'Atlantique. Nous y reviendrons.

Plus de cyclones qu'avant dans nos parages?

Avant de commencer, il est important de dire un mot sur la qualité des données, en d'autres termes de l'analyse qui a été faite des cyclones en temps réel. Ces données sont actuellement en cours de réanalyse (nous avions parlé de ce travail de bénédictin dans l'article sur Ophelia), et aux dernières nouvelles, le National Hurricane Center américain était arrivé dans les années soixante. Les données antérieures sont donc fiables, mais ce n'est pas toujours le cas pour celles des trente années suivantes. Or, il est arrivé régulièrement, lors des réanalyses, de constater que la vie "tropicale" des cyclones a parfois été surestimée, ce qui aboutit à des réductions de trajectoire. C'est ainsi le cas de l'ouragan Debbie de 1961 dont on a longtemps cru qu'il était resté tropical jusque dans les parages de l'Irlande. La réanalyse a montré qu'il n'était plus tropical depuis les environs des Açores.
 
Ceci nous amène à nous interroger sur les systèmes des décennies soixante, septante et quatre-vingt qui n'ont pas encore été réanalysés. Nous avons donc été revisionner les conditions atmosphériques qui existaient dans les parages de certains cylones non-réanalysés et passés à l'est des Acores (réanalyses NCEP et ERA), et à plusieurs reprises nous avons constaté que ces conditions remettaient en cause leur statut tropical. C'est notamment le cas de l'ouragan Fran de 1973 dont la trajectoire définie comme tropicale l'amène près de la France. Or, depuis les Açores, le système est en contact avec le Jet-stream et une zone frontale, ce qui semble incompatible avec l'environnement d'un cyclone tropical. D'autres questions se posent ainsi pour Carol en 1965, Faith en 1966, Chloe en 1967... Néanmoins, il est impossible de trancher avec certitude sur le statut exact de ces systèmes tant que la réanalyse n'aura pas été effectuée.

 L'ouragan Vince le 9 octobre 2005. L'ile de Madère est visible dans la partie basse-droite de l'image (source: EMS).

Nous avons repéré tous les cyclones passés à l'est du méridien de Madère sur la dernière centaine d'années. Et même en tenant compte des systèmes non réanalysés, nous constatons qu'une grande partie des cyclones tropicaux passés à l'est de ce méridien datent des vingt dernières années:
  • Vince, en 2005. Même s'il s'affaiblissait en dépression tropicale (faible système), c'est bien doté de toutes ses caractéristiques tropicales que le système a atteint le sud de l'Espagne. C'est donc le premier et à ce jour le seul système tropical à avoir atteint l'Europe depuis la naissance de la météorologie moderne. Ce cyclone est par ailleurs le seul à s'être formé aussi proche de l'Europe, au nord-ouest de Madère.
  • Grace, début octobre 2009, s'est formée dans l'Atlantique, est passée sur les Açores puis a poursuivi en tant que tempête tropicale jusqu'au sud-ouest de l'Irlande où elle a été déclassée. Le lendemain, ses restes ont donné un sévère épisode orageux pour un début octobre en Belgique.
  • Enfin, le célèbre ouragan Ophelia, dont la présentation n'est plus à faire, en octobre 2017.
  • L'ouragan Leslie d'octobre 2018, perdant ses caractéristiques tropicales juste devant le Portugal et y déclenchant une violente tempête.
  • L'ouragan Pablo d'octobre 2019, ce dernier se payant le luxe d'être le système tropical upgradé en ouragan le plus à l'est.
  • L'éphémère tempête subtropicale Alpha de septembre 2020 sur les côtes portugaises. Comme l'adjectif le montre, elle n'était cependant pas pleinement tropicale.
  • Nous aurions pu en ajouter deux: la tempête tropicale Ivan de 1998 et l'ouragan Gordon de 2006 dont les derniers pointages tropicaux se trouvent dans les parages immédiats du méridien de Madère.
  • Auparavant, on retrouve uniquement des systèmes dont le statut tropical est soit discuté: Faith (1966), Chloe (1967), Fran (1972), soit corrigé: Debbie en 1961 n'était plus tropical depuis longtemps lorsqu'il est arrivé près de l'Irlande.
On notera qu'il est bien sûr possible que l'un ou l'autre cyclone des siècles précédents ait pu faire quelque chose de similaire. Ainsi, un possible cyclone tropical pourrait avoir atteint l'Espagne en 1842, mais cela est très discuté dans la communauté scientifique.
De ces analyses, on peut ressortir le fait qu'il est possiblement un peu plus fréquent de voir des cyclones tropicaux approcher des côtes européennes.

 La tempête tropicale Grace au matin du 5 octobre 2009 au large de la Péninsule ibérique (source: IRM).

Des conditions de plus en plus propices à leur formation et leur maintien au sud-ouest de l'Europe?

Plusieurs études s'accordent à dire que, dans le contexte du réchauffement climatique, les cyclones vont changer de place. Le bassin cyclonique de l'Atlantique devrait s'étendre vers le nord et l'est, donc en direction de l'Europe, à la faveur d'eaux marines de plus en plus chaudes (voir notamment cette étude). De lointains cousins à Ophelia qui dériveraient d'ouest en est au niveau des Açores trouveraient donc, dans le futur, des conditions propices à leur maintien plus longtemps, et si ces conditions le permettent, pourraient finir à proximité ou sur les côtes européennes. Il est possible d'imaginer qu'ils se forment carrément dans l'est de l'Atlantique, un peu comme Vince et Grace, et rencontrent l'Europe comme première terre. L'un dans l'autre, les cyclones tropicaux auraient bien moins de temps pour s'affaiblir avant d'atteindre les côtes.

Haarsma et al. (2013) ont tenté de modéliser l'évolution du nombre d'épisodes de vent d'ouragan (au sens de l'échelle de Beaufort) dans les parages de l'Europe entre aujourd'hui et la fin de ce siècle. La modélisation a porté sur quatre régions marines au large de l'Europe: l'ouest de la Norvège, l'ouest du Royaume-Uni, la Mer du Nord et le Golfe de Gascogne. Il apparaît, pour la fin du siècle, une augmentation très claire de la fréquence des vents d'ouragan dans le golfe de Gascogne et en Mer du Nord, tandis que l'évolution est moins claire pour les deux autres régions marines. Le plus frappant est que cette augmentation se fait surtout sur la période août-octobre, soit le pic de la saison des cyclones dans l'Atlantique. Haarsma et al. (2013) attribuent la plus grande part de cette augmentation à des phénomènes cycloniques tropicaux ou ex-tropicaux à proximité de l'Europe, en provenance de l'Atlantique tropical.

 Figure e: évolution du nombre d'événements de vents d'ouragan sur la période août-octobre entre le présent et la fin du siècle. Figure f: comparaison par bassins marins et sur la même période du nombre de tempêtes avec vent d'ouragan entre aujourd'hui et la fin du siècle (source: Haarsma et al., 2013).

Outre cela, il y a la question de leur formation. Parmi la liste évoquée plus haut, tous les systèmes ne sont pas venus de l'Atlantique tropical. Certains d'entre eux se sont formés assez haut en latitude, comme Ophelia, Leslie ou Pablo notamment, et à partir d'un front ou d'une dépression de nos latitudes, donc selon un modèle différent de la classique onde tropicale dans l'est de l'Atlantique tropical. Ce comportement atypique des cyclones formés à la latitude des Açores est à mettre en parallèle avec une tendance à l'ondulation de plus en plus forte du Jet-stream, possiblement en lien avec le réchauffement climatique et la réduction du contraste thermique entre pôles et équateur qu'il engendre. Avec moins de contraste, le Jet-stream tend à faire des méandres: si les anticyclones subtropicaux montent parfois haut en latitude, les dépressions de nos latitudes peuvent descendre vers la latitude des Açores où elles s'affaiblissent généralement, mais peuvent servir de base à la confection d'un cyclone tropical si celles-ci viennent stagner sur des zones propices de l'Atlantique.

Néanmoins, lorsque l'on parle de cyclones proches de l'Europe, on parle d'ouragans de catégorie 1, voire 2 au grand maximum. Même avec un réchauffement carabiné, imaginer des ouragans de catégorie 4 ou 5 aux portes de l'Europe reste extrêmement compliqué. Toutefois, un ouragan de catégorie 1 ou 2, ou même une tempête tropicale (vents sous la force de l'ouragan) peut poser quelques gros problèmes, tant du point de vue vent que celui des précipitations.

On le voit, avoir des conditions plus propices aux cyclones au sud-ouest de l'Europe devrait augmenter la fréquence d’occurrence de ces systèmes juste au large du Vieux Continent, avec des conséquences diverses pour ce dernier. Et bien que voir un vrai cyclone tropical s'échouer un jour sur les côtes ibériques ou françaises ne soit plus inconcevable, même la résultante ex-tropicale de ces systèmes peut avoir de fâcheuses conséquences pour nos régions.

En effet, un cyclone n'a pas forcément besoin d'être encore tropical pour provoquer du grabuge, sa résultante post-tropicale suffit amplement. Ceci est lié à son origine: même en ayant perdu son statut de système tropical, la dépression résultante continue de traîner avec elle une énorme quantité de chaleur humide expurgée des tropiques. En plus de déplacer de la chaleur, le cyclone tropical en créée, et notamment en altitude. La condensation de l'humidité de l'air océanique génère en effet de la chaleur (chaleur latente), en respect des lois de la thermodynamique. Ceci explique pourquoi les cyclones tropicaux ont un coeur plus chaud que leur environnement, aussi bien en basse couche qu'en haute troposphère. Dans certains cas, toute cette chaleur peut initier un déséquilibre énorme en remontant vers nos régions et les masses d'air plus froides, déséquilibre qui doit être "corrigé".

Ainsi, un cyclone peut finir par interagir avec le Jet-stream, les anomalies de tropopause, les fronts... autant de structures atmosphériques de nos latitudes. Par sa nature chaude, il produit un fort contraste thermique, aussi bien horizontalement que verticalement. Ainsi, la machine cyclonique, si elle s'enraye en abandonnant son fonctionnement dit barotrope, basé sur la conversion de vapeur en nuages, peut céder le relais à un fonctionnement barocline, lié aux contrastes de températures générés. Le système perd ainsi ses caractéristiques tropicales pour devenir une dépression classique de nos latitudes, ce processus étant nommé transition extratropicale. Si les conditions sont réunies (fort contraste de température, dynamique d'altitude bien présente), la dépression peut même se recreuser en une violente tempête de nos latitudes, comme l'a fait Ophelia en 2017. Lorsque la transition est plus "sage", la chaleur humide résultant après la perte des caractéristiques tropicales peut subsister et donner de fortes précipitations et/ou des orages.
Ophelia en train d'effectuer sa transition extratropicale la nuit du 15 au 16 octobre 2017 au large de la France. A ce moment, la dépression se recreuse à nouveau, avec des vents très violents au sud de son centre. La boule blanche marque les restes du coeur tropical en cours d'effondrement (source: Infoclimat).

Ces évolutions montrent bien que même les restes d'un cyclone tropical peuvent provoquer du grabuge chez nous. Dès lors, avec une extension du bassin des cyclones atlantiques vers le nord-est, il est compréhensible que même ces manifestations se produisent plus régulièrement à l'ouest de l'Europe, voire sur le continent.

Cet article s'est basé sur les études scientifiques suivantes:

http://www.staff.science.uu.nl/~delde102/SevereAutumnStorms.pdf 
https://agupubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1002/grl.50360
https://www.nature.com/articles/nature13278?foxtrotcallback=true

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