vendredi 9 avril 2021

5-8 avril 2021: un "Ellesmere-Paris Express" au coeur d'un printemps froid

Le printemps 2021 a été maussade à plus d'un titre, notamment ses mois d'avril et de mai qui ont connu une récurrence du froid. La chaleur ne s'est en effet imposée qu'à de très rares reprises. En outre, une descente arctique exceptionnellement puissante est intervenue au début du mois d'avril. Voici les chroniques d'un printemps froid.

Début avril: l'Ellesmere-Paris apporte neige et froid

Ce premier chapitre fait la synthèse de l'épisode de froid neigeux tardif, après les records de chaleur de fin mars (23,9°C à Uccle les 30 et 31), en le comparant avec d'autres événements similaires des dernières décennies.

Tout d'abord, fixons quelques repères:

  • A Uccle, le record de froid pour avril date du 6 avril 1911, avec -4,8°C.
  • Le 5 avril 1975, on avait mesuré 55 cm de neige à Botrange, sur le toit du pays. 
  • En avril 1986, nous connaissions une vague de froid, avec des minimales de -12,4°C à Hockai dans les Hautes Fagnes, -9,8°C à Rochefort, -8,2°C à Dourbes et -7,8°C à Ciney. La description complète sur le forum de Meteo Belgique: ici 
  • En avril 1991, le pays connaît des minimales très basses le 20: -6,2°C à Rochefort et -3,3°C à Thimister. Dans le même temps, il neige à la côte.
  • Le 15 avril 1999, on mesure 18 cm de neige à Saint-Hubert.
  • Le 8 avril 2003, on relève -10,6°C à Elsenborn.
  • En dernière décade d'avril 2016, il neige jusqu'à des altitudes aussi basses que 200 mètres. Le 27 avril, les 20 cm de neige sont dépassés dans les Hautes Fagnes, tandis que la veille, on mesure -38°C à 500 hPa (vers 5 km d'altitude). Nous en avions parlé ici.
  • Avril 2017 voit aussi se produire quelques journées froides, avec par exemple -8,9°C à Elsenborn le 20. 
 

3 cm de neige au matin du 6 avril 2021 dans l'est du Namurois, après une succession de giboulées depuis la veille au soir (auteur: Le Chroniqueur météo).
 
Venons-en maintenant à l'actualité. Le coup de froid de ce début du mois d'avril 2021 a commencé le 5 avec le passage d'un front froid en matinée. Il est lié à une imposante dépression se creusant sur la mer de Norvège puis la Scandinavie, atteignant une pression comprise entre 960 et 965 hPa, soit des valeurs très basses pour la saison, même à ces latitudes. Dans son sillage, une coulée d'air d'origine arctique s'est mise en place, et l'adjectif n'est pas usurpé puisque l'origine de cet air se trouve au nord du Groenland, au niveau de l'île d'Ellesmere.
 
Modélisation de la trajectoire des parcelles d'air aboutissant à Paris (source: NOAA).
 
La nuit du 5 au 6, la masse d'air arctique occupe déjà bien nos régions, avec une tropopause très basse, entre 5 et 6 km d'altitude, comme le montre le sondage de Beauvechain (Brabant wallon). La stratosphère, caractérisée par une quasi-isothermie dans sa basse partie, occupe toute la moitié haute du sondage... 

 Sondage de Beauvechain à 2h00 le 6 avril 2021 (source: University of Wyoming).
 
Cela implique que les cumulonimbus porteurs des giboulées ont un sommet assez bas, entre 5 et 6 km. Ceux-ci commencent à se multiplier dans l'après-midi du 5, puis persistent en soirée, donnant par endroits une rapide accumulation de quelques centimètres de neige. Aidée par les températures devenant négatives, cette neige se maintient et est bien présente selon les endroits en matinée du 6. 
 
Si les minimales en Belgique ne sont pas exceptionnellement basses, elles le sont par contre bien en France, où plusieurs stations battent un record de froid pour avril. Il fait ainsi -5,4°C à Orléans, l'ancien record datant de 1938 avec -4,5°C. Il fait aussi -6,9°C à Beauvais.

Dans la journée du 6, plusieurs événements sont à mettre en avant. En premier lieu, la succession d'averses neigeuses sur la moitié est du pays, donnant par endroits plus de 5 cm d'accumulation (parfois bien plus de 10 cm sur certaines surfaces), ce qui est exceptionnel pour un mois d'avril. Bierset (Liège) signale ainsi 6 cm de neige à 11h00, et à Uccle (Bruxelles), la mesure de 9 cm en milieu de matinée est la seconde épaisseur de neige observée en cette période de l'année depuis que les observations neigeuses y sont faites (1889), le record restant détenu par le 12 avril 1913 avec 10 cm. Au Mont-Rigi, l'accumulation tourne autour des 10 cm tout au long de la journée.
 
Ailleurs, les giboulées sont plus espacées, et bien qu'elles mènent aussi à un enneigement, celui-ci reste temporaire, notamment l'après-midi. Compte tenu de la tropopause très basse et de l'instabilité surtout cantonnée aux basses couches, l'activité orageuse, au contraire des averses, est restée très ponctuelle.

La neige à Liège dans la journée du 6 avril 2021 (auteur: C. Wyard).

La nature de la masse d'air concernant nos régions, d'origine arctique pour rappel, a permis la survenue d'un phénomène un peu particulier, celui de chutes de neige malgré des températures parfois largement positives au début des averses. Cela est lié à une particularité de l'air arctique, à savoir son relatif faible taux d'humidité, avec des points de rosée assez bas (entre -6 et -9°C), alors que la température oscillait autour de 3-5°C (sauf au cœur des averses où elle baissait rapidement vers 0°C).

L'existence de cet air relativement peu humide permet aux flocons formés dans l'air très froid en altitude de ne pas réellement fondre dans l'air à température positive, mais plutôt de se sublimer directement. Ces flocons, diminuant un peu en taille, restent ainsi bien secs et ne se changent pas en neige mouillée et fondante comme on pourrait l'observer classiquement si l'air avait été plus humide. Les flocons restaient ainsi légers et menaient rapidement à une accumulation, certes temporaire, mais facilitée par leur faible contenu en eau liquide.
 
Par ailleurs, cette sublimation entraînait un refroidissement rapide des courants descendants des averses, par absorption de chaleur latente, permettant à la neige de se maintenir temporairement avec la chute rapide de la température vers 0°C.

Giboulée neigeuse dans le Condroz, près de Bonsin, dans l'après-midi (auteur: Le Chroniqueur météo).

Au matin du 7, les records de froid sont enregistrés plus au sud en France, avec par exemple -4,5°C à Brive et -4,2°C à Bergerac. 
 
En Belgique, pas de records, tout du moins sur le plancher des vaches. En altitude par contre, le sondage de Beauvechain réalisé tardivement en soirée du 6 mesure -41,5°C à 500 hPa (5280 mètres), une valeur historique pour cette altitude à cette période. C'est même une amélioration assez sensationnelle du précédent record pour ce mois (-37°C le 8 avril 1977), et très proche de la plus basse valeur mesurée à cette altitude tous mois confondus (-42°C le 31 janvier 2003). 
 
En revenant à une altitude constante (le géopotentiel à 500 hPa variant au gré des flux, entre 5 et 6 km d'altitude), c'est un cinglant -44°C qui est mesuré à 5500 mètres (l'altitude "moyenne" du géopotentiel 500 hPa), égalisant les mêmes -44°C observés à cette altitude le 31 janvier 2003. S'il fallait un chiffre pour confirmer l'exceptionnalité de cette coulée arctique, c'est bien celui-là! Le profil mesuré reste typique d'une masse d'air arctique, avec une tropopause toujours bien basse (elle est remontée un peu en-dessous de 6 km par rapport à la veille).

Sondage de Beauvechain à 23h00 le 6 avril 2021 (source: University of Wyoming).

Le 7 avril, il neige encore sur l'est de la Belgique, cette fois en marge d'une perturbation associée à un comma glissant sur les Pays-Bas et l'Allemagne. A Uccle, on en mesure encore 4 cm au matin, avant la fonte. En Haute Ardenne par contre, l'accumulation de neige devient conséquente pour la saison, avec ainsi une vingtaine de centimètres observés au Mont-Rigi. Elle atteint même 24 cm au Signal de Botrange.

Le 8 avril, l'épisode froid prend progressivement fin sur le nord de l'Europe, avec l'arrivée du secteur chaud d'une perturbation sur les îles Britanniques. A l'inverse, le sud de la France, encore à "l'abri", connaît des minimales à nouveau très basses, et de nouveaux records sont enregistrés: -4,2°C à Avignon (trois degrés sous l'ancien record), -7,4°C à Saint-Etienne et -11,4°C à Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence). En Ardenne belge, le relief permet aussi aux minimales de descendre très bas: -5,9°C à Saint-Hubert et au Mont-Rigi, -4,7°C à Buzenol. En Italie, des records de froid sont également battus, avec des valeurs proches des -10°C en Toscane et en Ombrie.

Pour conclure avec le cas spécifique de la Belgique, c'est surtout en altitude que le froid aura été extrême pour la saison. Au sol, les valeurs mesurées sont certes remarquables, mais restent assez loin des records connus en la matière. Ce ne fut pas le cas de la France avec plusieurs nouveaux records, notamment dans le Midi. Concernant la neige, on peut par contre parler de valeurs localement exceptionnelles pour la saison, proches des épaisseurs records connues pour un mois d'avril. Mais il faut également se souvenir qu'il y a deux ans, des épaisseurs proches des 10 cm étaient observées aux mêmes altitudes moyennes... le 4 mai 2019. Comme quoi, en matière de météo bizarre, on peut toujours mieux faire.
 
La chaleur ne parviendra pas à s'imposer les semaines suivantes, faisant de ce mois le plus froid depuis avril 1986 à Uccle, avec un déficit thermique très exceptionnel à Uccle. Deux régimes ont ainsi dominé: la Dorsale atlantique (anticyclone à l'ouest de l'Europe) et la NAO- (dépressions récurrentes sur les Iles britanniques), empêchant la chaleur de prendre possession de l'Europe de l'ouest.

Mai très frais et pluvieux
 
Le 4 mai, la tempête Eugen transite sur les Iles britanniques et la mer du Nord, donnant un coup de vent tardif. Les rafales sont comprises entre 80 et 95 km/h en Belgique, entre 110 et 130 km/h sur le littoral des Hauts-de-France. A Boulogne, la valeur relevée de 133 km/h est une égalisation du record pour un mois de mai, détenu par la tempête du 28 mai 2000.

Entre le 5 et le 7 mai, on observe des chutes de neige en Haute Ardenne, avec une accumulation de quelques centimètres qui fond cependant une fois les averses terminées. Dans la foulée, les 8 et 9 mai, un bref coup de "plus chaud" nous concerne, notamment le 9, toutefois rapidement balayé par un front froid précédé d'orages.

Durant la seconde décade, le Jet reste très bas pour la saison, et devient anormalement fort pour cette époque de l'année, véhiculant des dépressions sur les Iles britanniques (régime NAO-). Des averses et orages d'air froid se produisent pratiquement tous les jours en Belgique et dans le nord de la France, sous des températures qui dépassent à peine les 15°C, et encore, uniquement certaines journées.
 
Certains arbres déploient seulement leur feuillage, alors que nous sommes à la mi-mai, comme ici en Calestienne près de Beauraing (auteur: Le Chroniqueur météo).
 
Le 21 mai, une seconde dépression (Marco) particulièrement creuse passe sur les Iles britanniques, en amenant pas mal de vent sur les régions côtières de la Manche et de la mer du Nord. Les rafales atteignent 104 km/h à Calais et à Zeebrugge et 115 km/h au Cap Gris Nez. Dans les terres, les averses parfois orageuses sont par endroits très venteuses, donnant une pointe de 90 km/h à Beauvechain en fin de journée.

Les tous derniers jours du mois de mai sont de saison, voire thermiquement supérieurs aux normes. Le 31, la température franchit les 20°C dans pratiquement toutes les stations du pays.

Au final, mai est un mois anormalement frais, prenant sa place dans le top 5 des mois de mai les plus frais des trente dernières années. Il égale aussi le record du nombre de jours de pluie pour un cinquième mois de l'année pour ce même laps de temps (22 jours, pour 86 mm de précipitations). Enfin, le mois aura été très orageux (19 jours).

Quant au printemps dans son ensemble, il s'agit d'un des trois plus froids des trente dernières années.