samedi 4 novembre 2023

Records en Bretagne et tornade à Jersey: les dessous de la tempête Ciaran

Première grande tempête de l'année, Ciaran laissera des traces matérielles en Bretagne et Normandie, mais aussi des statistiques pour l'histoire météorologique du nord-ouest de la France. Dans cet article, nous explorons deux sujets:

  • Avec ses records, Ciaran peut-elle être considérée comme une tempête historique?
  • Comment la tornade de Jersey a-t-elle pu survenir?

 

Ciaran, une tempête historique à l'échelle régionale

Via Météo Pédagogie sur X, nous avions évoqué le fait que Ciaran ne serait ni Lothar, ni la Grande Tempête de 1987. En effet, tant la géographie, l'ampleur des rafales ou encore la dynamique atmosphérique n'étaient pas comparables. Tout le thread peut être retrouvé à l'adresse suivante: lien

Pourtant, une série de records absolus sont tombés lors de la survenue de la tempête:

Dans les non-records, des valeurs extrêmes ont également été enregistrées, la plus puissante étant survenue à la Pointe du Raz avec 207 km/h. Parmi les valeurs les plus hautes, on note aussi 195 km/h à l'Ile de Batz, 190 km/h à Brignogan, 193 km/h à la Pointe Saint-Mathieu, 185 km/h à Ouessant... Toutes situées sur les côtes du Finistère.

En-dehors de la Bretagne et de la Normandie, la tempête n'est pas historique, bien loin des records. A l'échelle générale de la France, que Ciaran eut été une tempête historique est plus compliqué à trancher (la mise à jour du site des tempêtes de Météo France nous en dira plus dans les prochains mois).

Pour une bonne partie de la Bretagne et une petite partie de la Normandie, et contrairement à ce que nous avions annoncé, Ciaran peut probablement être considérée comme une tempête historique. Depuis 1980, trois tempêtes ont officiellement donné des rafales de plus de 190 km/h sur une ou les deux régions:

La tempête de janvier 1998 a donné une rafale de 191 km/h à Lorient, mais il s'agit là de la seule valeur à sortir du lot, les autres étant plus "raisonnables". Ciaran semble dès lors être au-dessus de cet événement.

La tempête Zeus a donné à Ouessant son record absolu toujours actuel: 190 km/h. On note aussi 180 km/h à Groix et 170 km/h à la Pointe du Raz. De manière générale, les rafales ont souvent dépassé 120 km/h dans l'intérieur des terres dans la moitié sud de la Bretagne. Zeus semble elle aussi un peu inférieure à Ciaran à l'échelle de la Bretagne. Par contre, Ciaran a donné les plus fortes rafales à l'ouest et au nord de la région, tandis que Zeus a aussi concerné l'ouest, mais ensuite le sud de la région.

Par contre, la violence de Ciaran ne peut être considérée comme inédite, tant la Grande Tempête de 1987 demeure au-dessus: les 216 km/h de la Pointe du Raz ne sont pas loin des 207 enregistrés il y a quelques jours... Mais l'anémomètre avait été incapable de correctement mesurer les plus violentes rafales qui ont sans doute été plus élevées. Les rafales atteignent aussi 198 km/h à Penmarch, 187 km/h à Quimper, 198 km/h à Barneville et 216 km/h à la Pointe du Roc à Granville (l'anémomètre ne pouvant monter plus haut dans cette station). Dans les terres, on note jusqu'à 162 km/h à Rostrenem. Les 242 km/h de Jobourg sont cités par Météo France mais considérés comme non-officiels étant donné la position très exposée du capteur.

Autre élément expliquant la supériorité de la tempête de 1987, le vent moyen atteint 176 km/h à Penmarch, 162 km/h sur l'île de Batz et 144 km/h à Quimper.

Et pour Lothar? Il est souvent fait référence à cette tempête pour comparer les plus grands événements venteux. Lothar fut surtout violent sur la côte nord de la Bretagne, avec jusqu'à 173 km/h à Saint Brieuc. Toutefois, Ciaran fut généralement similaire, voire supérieure à Lothar pour ce secteur. En Normandie par contre, la tempête de 1999 y fut bien plus violente si l'on se base sur des données toutefois non-officielles: 180 km/h à Saint-Sylvain dans l'intérieur du Calvados et 210 km/h à Grandville. Un seul territoire normand peut faire exception: les côtes ouest-centrales du département de la Manche (Barneville,...) où les rafales de Ciaran ont été plus fortes, mais sous 1987.

Si on en vient à des considérations plus locales, la région de Brest a connu, du fait de Ciaran, un épisode inédit, la station de l'aéroport enregistrant 156 km/h et arrachant l'ancien record dû à 1987 (148 km/h). Il en va de même pour d'autres stations comme Landivisau, Lannion, Lanvéoc dont les records dataient souvent de 1987 ou 1999... Mais toutes ces valeurs restent inférieures aux valeurs absolues de 1987, supérieures à 200 km/h.

En résumé, pour la Bretagne et une partie de la Normandie, Ciaran peut bien être considérée comme historique, mais pas inédite, sauf localement.

NB: il y a actuellement des discussions sur la continuité des séries temporelles des mesures de vent. En effet, les nouveaux anémomètres soniques n'utilisent pas le même laps de temps pour les prises de rafales et pourraient dès lors les surestimer par rapport aux anémomètres à coupelles classiques.

Que s'est-il passé à Jersey?

Vers 1h00 du matin heure française (minuit heure anglaise), un violent phénomène venteux est survenu sous un orage frappant l'île anglaise de Jersey, au large du Cotentin, alors que la zone des vents les plus violents associés à Ciaran abordait seulement la Bretagne. Des vidéos du phénomène montrent des aspirations de débris vers le haut, tandis que des témoignages évoquent le mouvement tourbillonnant de l'air. Il semblerait qu'une tornade de moyenne intensité soit ce phénomène. Des chutes de grêlons de belle taille ont également accompagné cet orage, allant jusqu'à surprendre certains spécialistes. Si le cisaillement des vents extrême et la faible (mais existante) instabilité peuvent expliquer assez aisément la tornade, une telle grêle, au vu des conditions, était hautement improbable.


Ces événements sont l'œuvre d'une supercellule dite low-topped (soit à sommet bas) puissamment organisée lors de son passage sur l'île de Jersey. L'orage en question s'est individualisé à partir de plusieurs averses à l'ouest de Saint-Brieuc sur la côte nord-bretonne peu avant minuit, avant de gagner la mer en devenant électrique. Il est à noter que cette cellule évolue devant une ligne de grains qui s'affaiblit progressivement dans les dizaines de minutes suivantes.

Vers 0h45, l'orage gagne brusquement en intensité au radar de précipitations, présentant à 0h50 un noyau de précipitations particulièrement intense à proximité immédiate de Saint-Helier (sud de l'île de Jersey). Puis, à 0h55, un crochet montre l'existence d'un mésocyclone (axe de rotation de l'orage supercellulaire) transitant sur la partie sud-est de l'île, passant à l'aplomb de Saint-Clement où de gros dégâts sont perpétrés.

Radar de précipitations centré sur Jersey à 0h50 et 0h55 heure française le 2/11/2023 (source: Kachelmann Wetter).
 
Sur le même laps de temps ainsi que lors du départ de l'orage de Jersey en direction du Cotentin, l'activité électrique devient notable, avec une forte proportion de coups de foudre positifs. Les orages d'arrière-saison ayant un sommet plus bas, ces derniers ont tendance à présenter davantage d'éclairs au sol positifs par rapport aux orages de haute saison. Une telle activité positive se rencontre aussi à proximité des mésocyclones très structurés. L'activité observée sur et dans les environs de Jersey est possiblement liée à ces deux phénomènes.

Activité électrique observée entre 0h00 et 1h00 heure française (source: Kachelmann Wetter).
 
Vers 1h20, l'orage atteint la côte du Cotentin au niveau de Surtainville, où un caractère multicellulaire s'est affirmé. Toutefois, la cellule génératrice du phénomène venteux de Jersey est possiblement toujours en rotation. Elle est observée de loin par une équipe de Belgorage en route pour assister au passage de la tempête près de Barneville: 
 
"Ça doit être celle que l'on voyait flasher et même foudroyer en arrivant (sur le secteur, ndlr). En tous cas, un orage digne d'un orage de pleine saison car il était électriquement bien actif. Malheureusement, on était en train d'arriver car on visait les vents de tempête étant donné que ce fut juste (dans le timing, ndlr) pour arriver avant. [...] On a quand-même regretté de ne pas avoir pu capturer l'orage car il fallait le faire qu'il soit juste sur notre secteur."
 
Vu leur fugacité et leur déplacement très rapide, il est vrai que tomber sur un orage d'arrière-saison, qui plus est de cette ampleur, est un relatif coup de "chance"...

Radar de précipitations à 1h20 heure française (source: Kachelmann Wetter).
 
Après avoir transitoirement ressemblé à un bow echo voire à un LEWP, l'orage perd son activité électrique et se déstructure en s'enfonçant en Manche à l'est de Cherbourg vers 1h40. 

Pour confirmer l'existence d'un mésocyclone, les radars Doppler sont incontournables. Le site Kachelmann Wetter en propose, mais Jersey est déjà à belle distance des antennes françaises, qui ne scannent sans doute pas les basses couches au niveau de l'île, les plus intéressantes, mais plutôt l'étage au-dessus. Malgré cela, l'antenne de Falaise, en Normandie, parvient à identifier un dipôle au niveau de Jersey (les couleurs vertes indiquent un flux vers l'antenne, le rouge s'en éloigne). Il semble donc bien y avoir à cet endroit une rotation cyclonique, confortant l'origine tornadique des dégâts. Ce dipôle est marquant pendant peu de temps à cet endroit, étant plus diffus avant et après, et parfois difficilement identifiable.

Radar Doppler de Falaise à 0h55 heure française, centré sur Jersey (source: Kachelmann Wetter).

Il est à noter que le renforcement de la cellule correspond à un refroidissement notable du sommet du cumulonimbus générateur, correspondant à une montée en altitude. La température au sommet est mesurée à -37°C, ce qui est déjà haut pour un orage d'arrière-saison, faisant correspondre à une altitude d'environ 7 km. La convection a dès lors suffisamment pris en vigueur pour faire monter plus haut le sommet de l'orage. C'est d'ailleurs le point nuageux le plus froid de tout le secteur, soulignant la singularité de la puissance de ce cumulonimbus.

Température des sommets nuageux peu avant 1h00 heure française (source: Kachelmann Wetter).

Cette plus grande hauteur, résultant d'ascendances convectives devenues brutalement plus importantes, et couplée à l'intensité du cisaillement des vents, permet ici de mieux comprendre comment des grêlons aussi importants ont pu être observés malgré l'absence d'une forte instabilité. Le cumulonimbus générateur, habité par des turbulences sans doute extrêmes, a pu permettre aux grêlons de grossir suffisamment avant qu'ils ne chutent vers le sol sous l'effet de leur poids devenu trop conséquent.
 
La masse d'air était donc faiblement instable et surtout frappée par des cisaillements très prononcés à cet endroit. On peut y ajouter la présence d'un flux légèrement divergent en haute troposphère, mais les forçages les plus intenses se trouvent alors un peu plus à l'est. Par contre, au niveau 500 hPa (aux alentours de 5 km d'altitude), un axe de tourbillon absolu positif approche de Jersey, exerçant vraisemblablement des forçages à son avant, à l'heure et au lieu de la tornade.

Tourbillon absolu à 500 hPa à 1h00 heure française le 2/11/2023 d'après Arome 18z (source: Météo France via Meteociel).

Comme bien souvent avec les orages, reste à savoir pourquoi la cellule s'est créée sur la Bretagne et a atteint le paroxysme de sa puissance au niveau de Jersey, d'autant plus qu'en basse couche, aucune convergence structurée n'est observable. Afin d'éviter un trop long article, nous n'explorerons pas davantage ce point ici.
 
Les orages ne sont pas rares en automne et en hiver dans le secteur avant des dépressions en cyclogénèse explosive, ceci s'expliquant par l'intrusion sèche en moyenne et haute troposphère au-dessus de couches d'air plus doux et surtout humide (cette douceur/moiteur en basse couche étant ici entretenue par les eaux marines de la Manche). Cette superposition froid-sec >< chaud-humide génère en effet de l'instabilité potentielle (ou convective) et augmente le potentiel venteux desdits orages, d'autant plus que les différents flux opérant dans ce secteur aggravent le cisaillement. 
 
Toutefois, l'événement du 2 novembre 2023 à Jersey est un phénomène d'une ampleur rare, comparable en puissance à un autre orage tornadique (et probablement supercellulaire) survenu le 9 novembre 2001 dans la région de Dunkerque, dans un contexte atmosphérique certes différent mais où une instabilité assez faible mais de forts cisaillements de vent étaient aussi notés. Ces deux phénomènes rappellent que les territoires côtiers de la Manche et de la mer du Nord sont susceptibles d'être frappés par des orages violents en toute saison.

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