lundi 12 mars 2018

La notion de front et ses limites: l'exemple de ce week-end du 10 et 11 mars

La notion de front est un élément indispensable à la météorologie et à la compréhension du temps auprès du grand public. Les bulletins météorologiques l'évoquent encore régulièrement, et à juste titre, car dans les grandes lignes, la frontologie (= l'étude des fronts) est l'une des bases de la compréhension de la météo dans un cadre général. Pour autant, comme toute théorie, elle a ses limites. On l'oublie souvent, mais beaucoup de choses en météo sont encore des théories ou de grands concepts qui ne sont parfois pas observables dans le monde réel.

L'idée de cet article n'est pas de vouloir jeter la notion de front à la poubelle. Comme nous venons de le dire, en général elle reste largement utilisée et à juste titre. Pour un bulletin météo généraliste, les fronts restent une manière très adéquate de représentation des frontières entre les masses d'air. A plus fine échelle - et notamment pour les prévisions orageuses - il faut cependant être bien conscients des limites que cette notion implique.


Tout d'abord, et tout en restant brefs, rappelons qu'un front est la tête d'une masse d'air qui évolue à travers l'atmosphère. Sur les cartes, on représente les fronts chauds en rouge, les fronts froids en bleu et les fronts occlus en violet ou mauve. Les ronds et les triangles sont en quelque sorte les flèches qui indiquent le sens de déplacement de la masse d'air derrière le front. En conséquence et en théorie, derrière les triangles du front froid, on a de l'air plus froid, et derrière les demi-ronds du front chaud, on a de l'air plus chaud. Voici ci-dessous la situation réelle du 10 mars au matin, avec quelques symboles rajoutés par nos soins pour une meilleure compréhension.


Et les fronts occlus? C'est ici que ça se complique un peu. On le voit, le front occlus nait de la fusion entre un front chaud et un front froid. En effet, l'air froid - donc l'air derrière le front froid - a tendance à se déplacer toujours un peu plus vite que l'air chaud. Dès lors, dans pratiquement tous les systèmes de perturbation, on finit toujours par avoir un front occlus près de la dépression. L'air plus doux, coincé entre les deux fronts, est rejeté en altitude et n'a plus de contact avec le sol.

Nous avons aussi ajouté deux termes: la convergence et le creux. 

Une convergence, ou ligne de convergence, est le lieu dans les basses couches de l'atmosphère où les vents se rencontrent. A cet endroit, l'air n'a guère d'autre choix que de s'élever. Cela explique pourquoi on observe souvent des orages sur ces convergences en été, lorsque la masse est instable mais qu'il manque un coup de pouce pour que l'air près du sol s'élève et forme les cumulonimbus (les nuages d'orage). Ces convergences sont donc des forçages d'ascendances qui facilitent la formation des orages. Théoriquement, les masses d'air de part et d'autre de la convergence doivent être à même température.

Les creux sont par contre des zones en altitude où la pression est un peu plus faible et souvent pleins d'air froid, ce qui favorise une instabilité et des averses qui peuvent elles aussi être orageuses.

Pour les personnes qui désirent en savoir plus sur les fronts, voici un lien vers un article que nous avions écrit il y a plusieurs années déjà: Sur tous les fronts

Pour résumer, nous avons en ce matin du 10 mars une perturbation classique avec son front chaud, suivi de son front froid, et son front occlus près de la dépression et né des deux autres fronts.

La théorie a l'air simple. Venons-en maintenant à la réalité, plus compliquée. Nous avons vu sur la carte du matin qu'une convergence se préparait alors à traverser notre pays pour l'après-midi du 10 mars. Il a assez bien plu en lien avec cette convergence. Ici pas question d'orages étant donné que l'air n'était pas instable, donc les ascendances n'ont donné que des pluies.

Prenons à présent la carte du soir même.


Le quidam, comme l'amateur de théorie pure, peut commencer à en perdre son latin... Il reconnait toujours bien la grande perturbation avec son front chaud, son front froid et son front occlus, mais manifestement, notre convergence du matin s'est transformée en un front occlus, et d'altitude de surcroît (quand les symboles sont évidés, c'est pour représenter un truc qui ne concerne que la partie plus haute de la troposphère). Pour autant, dans la tête du théoricien, quelque chose cloche. Une convergence ne peut pas se transformer comme ça en un front occlus d'altitude.

Et là on tombe sur un premier os, qui a vraisemblablement une double origine. Premièrement, dans le cas précis des convergences, il faut savoir que séparer ce qui est "convergence" et ce qui est "front" peut devenir compliqué. En effet, de part et d'autre de la convergence, les températures ne sont que rarement les mêmes. Or, qui dit différence de températures dit quelque chose qui pourrait ressembler au final à un front. Il n'y a pas vraiment de seuil défini sur lequel se baser pour dire que telle limite est un front et telle limite est une convergence.

Ensuite, il faut savoir que la plupart des fronts dessinés sur une carte comme celles-ci sont des modélisations faites dans des ordinateurs. En gros, on donne une série d'observations tirées des sondages (faits par ballons) à manger à la machine, et celle-ci va chercher des points communs avec la théorie que l'ingénieur a encodé dans cette même machine. Dès lors, si la machine "trouve" que telle limite marque une différence de 4°C en 100 kilomètres et que l'ingénieur a défini qu'on appellerait "front" une limite qui a au minimum 5°C de différence sur 100 kilomètres, la machine sortira comme résultat que la limite est une convergence. Par contre, si douze heures plus tard, elle trouve dans cette même limite une différence de 6°C par 100 kilomètres, ce sera devenu un front, et tant pis pour la continuité.

Même pour le cerveau humain, distinguer ce qui est front de ce qui ne l'est pas peut parfois mener à des arrachages de cheveux. C'est pourquoi on préfère parfois parler juste de "limite" ou de "pseudofront". Parfois, on va même jusqu'à désigner comme convergence des choses qui pourraient être tout à fait des fronts, parce que dans la réalité, les masses d'air au niveau d'un front ont souvent tendance à converger, avec une élévation de la masse d'air. Bref, rien n'est simple.

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Petit aparté avec un cas classique de convergence qui devient quelque chose qui ressemble plus à un front, et ça arrive régulièrement avec les orages en Belgique. On l'a dit, les convergences sont souvent le siège d'orages puisque les masses d'air sont forcées de s'élever à son niveau. Mais vu leur sens de déplacement, il arrive que ces convergences se muent en véritables "pseudofront" froid, avec de l'air maritime dans les basses couches qui s'infiltre derrière grâce à la rotation du vent. La situation a qui donné naissance aux violents orages du 23 juin 2016 est assez éloquente.


On voit ainsi un front ondulant qui va du Portugal au Danemark en passant du côté de Londres. Il s'agit d'un front froid qui, en se déplaçant vers l'est, a commencé à ralentir et devient peu mobile, avec des ondes se formant dessus (on voit en effet apparaître des fronts chauds dans l'autre sens, un sur l'ouest de la Péninsule ibérique et un autre sur l'est de l'Angleterre). Cette situation arrive assez souvent chez nous lorsqu'un conflit de masses d'air s'effectue dans une environnement peu dynamique à grande échelle. On reviendra plus tard sur ces fronts dits ondulants.

Ce qui nous intéresse ici, c'est la ligne de convergence sur l'ouest de la Belgique. A son avant, l'air est très chaud et le vent de sud à sud-ouest. A son arrière, l'air est maritime, moins chaud, avec un vent d'ouest à nord-ouest, ce que montre assez bien la carte ci-dessous.


Au niveau des températures, la différence était notable avec un mercure à 27-30°C sur de nombreuses stations de l'est de la Belgique, et de 20 à 25°C à l'ouest, derrière la ligne de convergence dessinée ici par une plume rouge. Ce type de convergence ressemblant au final à un front dans les basses couches est souvent désignée comme un "pseudofront froid".
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On en revient à présent à la situation du week-end dernier, avec cette nouvelle carte des fronts vers 1h00 la nuit du 10 au 11 mars.


On le voyait déjà sur la carte de la veille au soir, notre front froid sur la France commençait à avoir une fâcheuse tendance à onduler. A présent, on ne peut même plus vraiment parler d'un front ondulant à notre niveau, mais carrément d'une nouvelle onde dépressionnaire qui se dessine sur le nord-ouest de la France, avec son front chaud qui progresse à reculons sur les Hauts-de-France et l'extrême ouest de la Belgique. On assiste ainsi à la formation classique d'une nouvelle dépression sur l'ex-front froid de la dépression principale, cette dernière étant alors au nord-ouest de l'Espagne.

Le large coin formé par le duo front chaud - front froid porte le nom de secteur chaud d'une perturbation. Ainsi, si vous allez revoir la première carte, le grand triangle dessiné en vert était lui aussi un grand secteur chaud. On note, dans ce secteur chaud et aux portes du pays une nouvelle convergence qui nous vaudra des averses copieuses sur l'ouest et même un orage qui se déplacera du Hainaut à la Zélande. Ici en effet, contrairement à la ligne de convergence du samedi après-midi, il y avait cette fois de l'air un peu plus instable et de meilleures ascendances pour former de la convection, autrement dit des nuages orageux.

Prenons à présent la carte des fronts du dimanche soir.


Le front froid est dessiné à l'est de nos régions, tandis que la dépression principale s'est déplacée du nord-ouest de l'Espagne à la Bretagne. On notera que l'onde dépressionnaire qui se trouvait au sud-ouest de nos régions la nuit d'avant a traversé le pays dans la journée et semble avoir avorté (à moins que ce ne soit une nouvelle bizarrerie "numérique" que la carte représente par le petit noyau dépressionnaire au nord des Pays-Bas).

Nous sommes alors dans ce qu'on appelle la traîne, derrière le front froid. Classiquement, selon la théorie, on devrait s'attendre à des maximales plus basses que la veille. Et pourtant, quand on prend les données de quelques stations, c'est tout l'inverse. Par exemple, l'aéroport de Charleroi a mesuré une maximale de 12,5°C le samedi 10, et de 15,9°C le dimanche 11. Or, un front froid est bien passé entre ces deux relevés journaliers!

Et ici, on tombe sur un nouvel os, que l'on peut décliner en plein de problèmes.

Premièrement, un front, ce n'est pas une ligne, mais une surface en trois dimensions: elle a une hauteur, elle a une longueur, et aussi une largeur. Cette surface peut être courbée. En fait, la ligne et ses triangles ou demi-ronds que l'on dessine sur la carte, ce n'est que l'intersection entre cette surface de conflit de masses d'air et le sol, c'est ce qu'on appelle la trace du front au sol.

Or, le sol, en tant que surface solide, réagit différemment que l'air aux facteurs physiques, par exemple l'ensoleillement. A cette époque de l'année, le soleil commence à être assez haut dans le ciel, et chauffe assez rapidement le sol. Ce réchauffement se communique aux toutes basses couches de l'atmosphère. A l'inverse, il peut se refroidir très fortement en hiver, en communiquant aussi son froid aux toutes premières couches. Or, ces couches, ce sont celles dans lesquelles nous vivons, et où nous ressentons la chaleur ou le froid.

Ce comportement du sol et la communication de sa chaleur (ou de son froid) aux premières couches a une fâcheuse tendance à dénaturer le bas des fronts, donc la trace frontale. Il arrive régulièrement qu'à notre niveau, l'air derrière un front froid soit en fait plus chaud que l'avant! Pourtant, dans les autres couches au-dessus, on observe toujours ce froid derrière et ce chaud devant le front. On appelle parfois de telles structures des "fronts froids masqués". C'est pourquoi on ne définit pas les types de fronts au niveau du sol, mais un peu plus haut, souvent à 850 hPa (soit vers 1,5 km d'altitude), et sur base d'une notion différente de la température qu'on appelle les thetas. Sans rentrer dans les détails mathématiques, le theta est une unité qui permet justement de bien représenter les masses d'air selon leur origine, et de bien mettre en évidence les fronts.

C'est très probablement ce qu'il s'est passé ce dimanche: c'est un front froid qui est bel et bien passé, mais à l'arrière l'ensoleillement a permis aux températures de bien remonter près du sol, et de donner des maximales plus élevées que la veille. Quand on prend la carte des températures à notre niveau, bien difficile de trouver un front froid... J'ai rajouté sa position approximative en noir. Et on voit que, bizarrement, il fait plus chaud à l'arrière de celui-ci, sur le nord et le centre de la France, grâce à un bon ensoleillement.


Si je dis "position approximative", ce n'est pas de manière anodine. En effet, un front bien actif qui progresse assez vite, cela se repère et se dessine sans trop de difficulté. Par contre - et ça arrive régulièrement au printemps et en été - lorsqu'il vient lézarder sur le continent comme ce fut le cas ce week-end, il devient souvent invisible au sol. Et même en altitude, ça peut devenir fort complexe. Vous prendriez n'importe quel spécialiste de la météo et lui demanderiez de dessiner les fronts d'hier après-midi sur base de ce qui est son paramètre préféré (les thetas à 850 hPa), il vous enverrait bouler au bout d'un quart d'heure pour aller profiter de la douceur à l'extérieur. Bonne chance pour trouver un front là-dedans.


Je vous ai fait l'exercice pour le fun. En gros (et cette fois en connaissance de la situation), j'ai pu dessiner le front froid sur les Pays-Bas (jusque dans les Cantons de l'est en tirant un peu) et sur la Méditerranée. Pour le reste... on peut dessiner à l'envie un tas de limites. Notre front a tellement lézardé que pour finir on ne reconnait plus grand chose. Au mieux, on peut vaguement se dire qu'entre la Belgique et l'Italie, on a une vague zone frontale froide avec plusieurs embranchements, le tout sur une largeur d'au moins 500-600 kilomètres. Difficile d'encore parler d'un vrai front dans ces conditions...

J'ai également été voir d'autres paramètres, comme la hauteur de l'isotherme 0°C, donc l'altitude à partir de laquelle il gèle. Ce paramètre peut être utile lorsque les autres ratent leur coup, mais encore ici, on ne peut que se borner à dire qu'il y a une vague zone frontale assez large sur nos régions...


On pourrait se dire à quoi ça sert de vouloir entrer autant dans les détails. Mais ces détails ont leur importance, car chaque potentielle limite que l'on repère au sein de ce foutoir peut avoir son mot à dire! En tant que discontinuité, pseudofront ou convergence, elles ont toutes un fond de vérité, à savoir une cassure dans l'uniformité de la masse d'air, et donc un lieu où peuvent siéger des phénomènes météorologiques. Ce dimanche 11 mars par exemple, cette situation d'une complexité à rendre gogol le plus sérieux des météorologues a débouché sur la première offensive orageuse à caractère "estival" en France. On se rend compte que plusieurs lignes orageuses ont évolué de manière assez désordonnée si on prend les choses de manière large, mais certaines d'entre elles étaient liées à des discontinuités au sein de la zone frontale qui siégeait à la fois sur l'Hexagone, la Belgique et l'Allemagne.

Si on reprend la dernière carte des fronts, pour 18h00 TU ce dimanche, la carte des thetas à ce moment, et qu'on retape dessus le gros trait bleu que la première interprète comme un creux... On retrouve quelque chose qui ressemble plus à un front froid et où des orages bien consistants œuvraient à ce moment sur le centre de la France. Pourtant, la carte des fronts représente le front lui-même bien plus à l'est... Qui a dès lors joué le rôle de véritable front froid? Difficile à dire... Selon les avis, il y a des arguments pour les deux. Le front principal s'est sans doute progressivement et tellement dénaturé que plus grand chose ne permettait de l'identifier, tandis que c'est une nouvelle convergence (ou limite si on préfère) qui s'est créée derrière et qui a finalement pris les traits du front froid.
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Bref, une affaire encore bien complexe, mais c'est aussi ça qui fait la beauté de la météo, et qui montre à quel point une bonne dose de réflexion peut encore avoir la préséance sur les modèles. Si même le cerveau humain peine à trouver les structures, que dire des ordinateurs? Si ceux-ci ont indéniablement aidé et aident toujours plus les prévisionnistes, une bonne dose de savoir-faire humain sera toujours nécessaire en météo.

Pour ceux qui veulent aller plus loin et à aller à la rencontre de choses encore plus complexes, ils peuvent faire connaissance avec les pseudofronts chauds (ou front chaud masqué) et les pentes frontale très inclinées des fronts peu mobiles (là où la notion de "zone frontale large" prend tout son sens en matière de prévision orageuse en Belgique): Voir ici.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Je cherche désespérément l'origine du positionnement des fronts. J'ai trouvé dans votre article la notion de thetas. S'agit il du résultat d'observation physiques auquel cas, je ne pourrais jamais établir de front sur une carte isobarique ou s'agit il d'un (savant) calcul dont j'ignore totalement les paramètres? Merci pour votre article et éventuellement pour votre réponse.

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    1. Bonjour, effectivement, les thetas utilisés pour les fronts sont établis sur base de transformations mathématiques partant de la température réellement observée (à différentes altitudes). Si vous avez d'autres questions, n'hésitez pas ;)

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